En partenariat entre l’Union européenne et la République Populaire de Chine, dans le domaine des politiques de développement urbain, s’est engagé en février 2012 lors du 14e sommet sino-européen qui a conduit le 3 mai 2012 à une déclaration commune du président de la Commission européenne de l’époque ( José Barroso) et du vice-Premier ministre chinois d’alors (Li Keqian) qui posa la première pierre de la coopération sino-européenne dans ce registre. Cette contribution s’incrit dans le sillage de cette décision. Fort de ce programme d’échanges, la tentation est grande désormais, du côté des chercheurs et des acteurs du développement urbain, de dresser un parallèle entre les méthodes chinoises et européennes dans le domaine des politiques foncières en milieu urbain. Pour autant, sachant que comparaison n’est pas raison, il faudra limiter la comparaison à ce qui peut être raisonnablement comparé. En l’espèce, le concept d’utilité publique, comme préalable aux opérations de dépossession foncière ou d’expropriation d’immeubles construits. Ainsi délimité, l’objet de la présente contribution conduit à mettre l’accent sur les trois principales composantes de la boîte à outils utilisée, en Chine, pour la détermination de l’utilité publique. En premier lieu, certaines composantes s’inscrivent en droite ligne de l’héritage socialiste légué par la classe politique au pouvoir depuis les années Deng Xiaoping (le début des années 80). L’attachement à cet héritage se retrouve dans des décisions de politiques de développement urbain inspirées par les concepts de « société harmonieuse » (« hexie shehui »), ou de « développement scientifique » (« kexue fazhan ») ou encore de « développement soutenable », conformément aux orientations du dernier congrès du Parti communiste, en 2012, qui a mis l’accent sur la réforme du marché, des entreprises et de l’État. En second lieu, la fidélité à cet héritage idéologique se combine désormais avec des idées nouvelles, notamment avec celles ayant débouché sur l’adoption par le Conseil des Affaires de l’État, le 19 janvier 2011, du « Règlement 2011 », expression servant à désigner le « Règlement sur l’expropriation et l’indemnisation des bâtiments sur des dépendances de l’État ». Ce texte constitue la pièce maîtresse d’un dispositif nouveau, destiné à mieux organiser, dans un respect plus grand pour les droits acquis des particuliers, la réquisition de leurs biens immobiliers au nom de l’intérêt général. Dans la logique du « Règlement 2011 », il s’agit de dresser un rempart contre le possible arbitraire de certaines politiques de développement urbain, plus soucieuses de gains financiers immédiats, procurés aux collectivités territoriales par les activités de promotion foncière publique, que de respect d’une légalité désormais plus favorable aux droits fonciers privatifs. Enfin, et ce sera là la troisième importante composante du droit chinois de l’utilité publique, l’impression prévaut que la Chine populaire est à l’orée d’autres réformes qui pourraient renforcer encore davantage les droits immobiliers, sinon fonciers, reconnus aux particuliers. Il convient maintenant de préciser les conditions d’une évolution qui n’en est peut-être qu’à ses débuts.
Proclamation de l’utilité publique… à l’aune d’un héritage socialiste revu et corrigé
En Chine populaire, dans bien d’autres pays au monde, un débat classique oppose la notion de propriété privée à celle d’utilité publique. Contrairement cependant aux pays de l’Union européenne, la tendance en Chine, pendant de nombreuses années (en gros de l’avènement de la République populaire en 1949 jusqu’aux réformes mises en route par Deng Xioping au cours des années 80 et 90) a plutôt poussé les gouvernants à estimer que la propriété publique était, par essence, respectueuse de l’utilité publique. De nos jours, cet héritage idéologique reste perceptible. Le personnel politique au pouvoir, fidèle aux dogmes de la pensée socialiste veille toujours à contenir le concept de propriété, comme les procédures de reconnaissance qui l’accompagnent, en deçà de limites bien précises, afin de géner le moins possible les prérogatives des autorités publiques en matière d’urbanisme opérationnel. Depuis la loi du 25 juin 1986 sur l’administration des terres, des « principes généraux de droit civil » conférent au droit de jouissance sur la terre un régime juridique précis mais étroitement contrôlé. En même temps, des précautions ont été prises pour éviter l’immixion incontrôlée d’intérêts privés dans la sphère de la gestion foncière. En voici les modalités. D’un point de vue institutionnel, la loi de mars 2007 sur les droits réels reconnaît bien volontiers (conformément à l’article 10 de la loi constitutionnelle de 2004) trois catégories de titulaires du droit de propriété (l’État, les collectivités locales et les personnes physiques et morales) sur l’immobilier. Mais seuls l’État et les collectivités locales disposent du droit de propriété sur le foncier, qu’il soit urbain ou rural 1. Il y a d’une part les terrains d’État, qui comprennent essentiellement les terrains urbains et les ressources naturelles, et d’autre part les terrains des autres collectivités territoriales, incluant les terrains ruraux et périurbains. En outre, la loi sur l’administration des terres du 25 juin 1986, telle qu’amendée les 29 décembre 1988 et 29 août 1998, pour entrer en vigueur en 1999, s’apparente plus à un catalogue de servitudes d’utilité publique qu’à une loi propice à des décisions décentralisées, en matière d’urbanisme opérationnel.
La Land Administration Act de 1998, telle qu’amendée en 1999, prévoit bien l’existence de trois catégories de dépendances domaniales ; mais il est fort difficile de faire passer un terrain d’une catégorie à une autre. Ces trois catégories foncières sont :
• les terres à vocation agricole qui ne peuvent être rendues constructibles qu’après approbation du Conseil d’État,
• les autres terres agricoles (quelque 20 % du territoire) susceptibles d’être déclarées constructibles, sous l’autorité de l’État, en échange de la mise en culture d’autres terres,
• les terres déclarées urbanisables avant l’entrée en vigueur de la loi 2.
En outre, il faut compter sur le poids du Parti Communiste Chinois dans la prise de décision au sein des diverses collectivités territoriales. Dans cette organisation partisane, qui doit compter quelques 90 millions de membres, la conviction demeure qu’il n’est pas véritablement nécessaire de s’encombrer en permanence, avant expropriation ou réquisition foncière, d’une déclaration d’utilité publique semblable à celle qui existent dans tel ou tel État membre de l’Union européenne. Après tout, pourquoi le faudrait-il ? Le Parti communiste n’a-t-il pas déjà à lui seul, comme le veut son statut en date du 14 novembre 2002, la lourde responsabilité de maintenir les quatre principes fondamentaux appelés à inspirer la conduite du pays : « la voie socialiste, la dictature de démocratie populaire, la direction du Parti communiste, le marxisme-léninisme et la pensée de Mao Zedong » ? Et puis, comme le rappelle l’article 29 de son même statut en date de 2002, le Parti n’est-il pas présent par le biais de ses organisations de base, « dans les entreprises, villages, administrations, écoles, instituts de recherche scientifique, quartiers d’habitation, groupements sociaux, organismes intermédiaires de la société, compagnies de l’Armée populaire de Libération et autres unités de base, lorsque les membres du Parti y sont au moins au nombre de trois » ? Enfin, n’est-il pas vrai, comme le proclame l’article 32 dudit statut que « les comités de base du Parti dans les quartiers urbains, les cantons et les bourgs, ainsi que les organisations de base du Parti dans les villages et les quartiers d’habitation, […] soutiennent les administrations, les organisations économiques, ainsi que les organisations autonomes de masse, dans le libre exercice de leurs fonctions et pouvoirs » ? En outre, pour le cas où des décisions d’urbanisme rendent indispensables des mesures de dépossession foncière ou d’expropriation (d’habitations, de commerces, d’ateliers etc.), le législateur s’est attaché à prévoir des mesures techniques permettant de ne pas contrecarrer aisément les décisions d’aménagement arrêtées par les autorités publiques. Les textes le permettent et elles ne se privent pas de les mettre en oeuvre. Si l’on veut bien poursuivre la lecture de l’article 10 du texte constitutionnel de 2004 jusqu’à son dernier alinéa, on réalise que celui-ci (fort modeste dans son extrême concision) permet à la puissance publique d’être à l’abri des constestations éventuelles, émanant des titulaires de droits d’usage du sol urbain ou rural, au sujet de l’utilité publique (« Gonggong li yi ») des mesures de mobilisation foncière. Ne dispose-t-il pas que « le droit d’utilisation de la terre peut être transféré en respectant la loi » et que « toute organisation ou tout individu qui utilise la terre doit le faire rationnellement » ? Le mot « rationnellement », ici utilisé, fait florès dans les milieux administratifs ; et d’autant plus si le mot « scientifiquement » est utilisé à sa place comme synonyme. De fait, on peut lire ou entendre fréquemment ce mot, qui revient tel un leitmotiv, quand il s’agit de justifier d’une décision nécessitant le recours à l’expropriation ou à la dépossession de biens fonciers. Aussi, lorsqu’une decision aboutit à exproprier ou à déposséder des ménages de leurs droits immobiliers ou fonciers, sa légalité semblera difficile à contester, si elle sait se parer des vertus de la science. La decision en question sera alors comme dotée d’une présomption presque irréfragable de légalité puisqu’elle aura été arrêtée par des pouvoirs publics placés sous le contrôle souvent sourcilleux du Parti. On comprend alors aisément, comment le contexte administratif général a pu permettre qu’au cours des deux dernières décennies, des mesures de dépossession foncière, viennent frapper quelques 40 à 45 millions de ruraux (paysans ou ayants-droit fonciers) dans la périphérie des villes chinoises, et qu’ils seront quelques 110 millions en 2030 3. Au final, la protection des administrés grâce à ce qui tient lieu de déclaration d’utilité publique ne semble guère avoir joué en leur faveur. Cela pourrait expliquer pourquoi, dans la Chine actuelle, les expropriations et autres réquisitions sont la principale cause des révoltes citoyennes. Telles sont, très brièvement résumées, les principales prérogatives de la puissance publique en vue de mettre des terrains à bâtir à la disposition des aménageurs, tout en les dispensant d’avoir recours à des procédures du type de celles en vigueur dans divers pays européens, sous le nom de « déclaration d’utilité publique ». Quoique notables, ces prérogatives ne sombrent pas pour autant dans l’arbitraire. Si, depuis ces dernières années et selon le bon mot d’un observateur, « la politisation du juridique » reste encore chose courante, « la juridicisation du politique » est néanmoins en bonne voie 4. À ce jour en effet, si le parti unique continue de contrôler les lois, l’État semble déterminé de son côté à limiter le caractère discrétionnaire de certaines expropriations, ce que n’ont pas manqué de souligner certains observateurs 5. La véritable frénésie législative qu’a connue la RPC de 1978 à 2008 a ainsi donné naissance, en matière de protection des droits fonciers et immobiliers privatifs, à des avancées remarquables, le « Règlement 2011 » ; précédemment évoqué étant précisément l’une d’entre elles.
De quelques avancées sur la voie d’une définition plus contraignante de la notion d’utilité publique
Dans le sillage de la révision constitutionnelle de 2004 et des textes législatifs ou réglementaires entrés en vigueur par la suite, les progrès enregistrés sur la voie d’une prise en compte plus rigoureuse de l’utilité publique comme préalable aux opérations de réquisition ou d’expropriation, se manifestent désormais à deux niveaux au moins : celui de l’organisation judiciaire, et celui des procédures visant à justifier le recours à des mesures de dépossession foncière ou d’expropriation. Le premier point n’est pas spécifique à la question de la reconnaissance de l’utilité publique dans les opérations de mobilisation foncière, mais il lui est étroitement lié, au point de constituer les deux facettes d’une même réalité. Il est désormais admis, dans les allées du pouvoir, que la puissance publique ne saurait, comme elle le souhaite désormais, administrer durablement le pays selon le droit (« Fa Zhi ») et faire ainsi reculer le gouvernement par les seuls hommes (« Ren Zhi »), si elle ne peut s’appuyer pour cela sur un corps de magistrats et d’auxiliaires de justice compétents prêt à défendre la cause de la « science juridique ». Aussi bien des réformes sont intervenues au cours des trente dernières années en vue d’édifier, sinon un « État de droit » tout court, du moins un « État de droit socialiste ». Le code de procédure administrative en date du 4 avril 1989 a été unanimement considéré comme un texte historique marquant l’acceptation du principe de la légalité administrative, ce qui n’est pas une mince avancée. Grâce à lui, des plaideurs peuvent contester (au moins en théorie) non seulement les décisions d’indemnisation pour cause d’expropriation de leurs biens, mais aussi s’en prendre à la légalité des mesures de dépossession foncière présentées sous le couvert de l’utilité publique. Parmi les autres réformes les plus marquantes, entrées en vigueur au lendemain des « années Deng Xiaoping », il y a lieu de souligner, dans le seul champ de la mobilisation foncière au profit de la puissance publique, les réformes portant sur les enquêtes publiques. L’année 2004 a ainsi vu la collectivité territoriale de Chongjing (dont le territoire, soit dit en passant, est aussi vaste que celui de l’Autriche toute entière !) et les provinces du Zheijiang et du Jilin, établir des règlements locaux permettant l’organisation d’auditions publiques. D’autres villes ont suivi l’exemple. Il existe désormais en Chine un droit des enquêtes publiques dont la particularité est qu’il se juxtapose aux décisions du Parti en vue d’en faciliter la mise en oeuvre en faveur des administrés. Ces diverses réformes ont ouvert la voie, notamment depuis le 16e Congrès, en 2002, au renouveau des professions judiciaires et à la « juridiciation » des procédures 6. La réforme du statut des magistrats (juges et procureurs) est ainsi devenue une réalité, qu’encouragent d’ailleurs divers États membres de l’UE, en accueillant chez eux un nombre parfois élevé de stagiaires 7. Quant à la profession d’avocat, elle tend à rapprocher quelque peu le statut des avocats chinois de celui des avocats européens, du moins au niveau de la culture juridique exigée des candidats au barreau. Mais les réformes susceptibles d’avoir la plus grande portée pratique, en raison du rythme effréné d’urbanisation que connaît le pays ces dernières années, sont celles qui portent sur le concept même d’utilité publique, comme prélable aux opérations de mobilisation foncière. À ce stade, il est intéressant de remarquer que la République populaire, comme la République de Taïwan d’ailleurs, ont désormais en commun des procédures très voisines l’une de l’autre, pour encadrer et justifier les opérations d’expropriation ou de dépossession foncière. Les deux pays ont en effet opté pour une définition énumérative (et non synthétique ou jurisprudentielle comme la France) du concept d’utilité publique. Ce qui fait dire à un bon connaisseur des mécanismes de dépossession foncière : « Afin d’éviter les abus liés à son interpretation extensive, le Règlement 2011 a opté pour une énumeration des buts d’intérêt public, en dressant une liste non-exhaustive de ces derniers. On retrouve ainsi, dans l’article 8 : les travaux d’infrastructure d’énergie, de transport, hydraulique, etc., dirigés par le gouvernement, les services publics de recherche scientifique, d’éducation, de culture, de protection de l’environnement, et aussi les travaux de renouvellement de zones urbaines vétustes, etc. […] Les activités d’expropriation sont ainsi limitées tout en ménageant une marge d’appréciation concernant les projets qui relèvent de la liste dressée. » 8
Il ressort de ces diverses avancées que la République populaire progresse incontestablement sur la voie d’une nouvelle approche du concept d’utilité publique, conçu comme le préalable obligé aux opérations d’expropriation ou de dépossession. L’impression prévaut au final que le contrôle de l’opportunité et de la légalité des mesures de mobilisation foncière repose en réalité sur des mécanismes que l’on peut qualifier de sui generis, puisqu’ils sont propres à la civilisation chinoise traditionnelle tout autant qu’aux dogmes de la pensée politique, comme on va le voir maintenant.
L’utilité publique, un concept encore fluctuant, à la confluence de Confucius et du Parti communiste
Le droit de l’utilité publique comme préalable aux opérations de mobilisation foncière n’est pas encore très bien stabilisé, au sein de l’univers institutionnel et organisationnel chinois. La saisie des terres en milieu rural et périurbain étant la cause première de l’agitation sociale, et cadrant mal avec les dernières grandes réformes constitutionnelles et législatives, de nouvelles avancées sont probables. Plusieurs facteurs se conjuguent pour limiter le recours aux opérations de mobilisation foncière, à celles qui se justifient pour leur réelle conformité à l’utilité publique. En premier lieu, il n’est pas sûr que les Européens, influencés par le droit romain, et que les Chinois, imprégnés de traditions confucéennes, partagent la même conception du concept de propriété. Autant le droit de propriété se définit de manière lapidaire dans les pays occidentaux (sur le fondement de la fameuse trilogie de l’usus, fructus, abusus), autant le droit chinois s’entoure de précautions pour définir les conditions générales de la gestion foncière. Soulignons que la loi sur l’administration des terres du 25 juin 1986, telle qu’amendée en 1988 et en 1998, se rapproche plus d’un inventaire des servitudes d’utilité publique sur le sol que d’un texte générique sur le droit de propriété. C’est ce qui a sans doute conduit les services culturels de l’ambassade de France à Pékin à observer : « Tandis qu’en Occident la notion de propriété s’est construite sur la base de la propriété privée, la propriété d’État n’étant qu’une variante, en Chine la notion juridique de propriété (en matière foncière et immobilière) s’est construite sur la base d’une propriété publique (royale, impériale puis collective), la propriété privée se constituant peu à peu par octrois successifs de prérogatives (ou droits réels) aux personnes privées, physiques d’abord, puis également morales depuis le début des années 90. Rien d’étonnant donc à ce que, dans les faits, le concept de propriété apparaisse en Chine comme une succession de droits susceptibles d’être complétée ou restreinte en fonction des orientations de la réforme du système économique et non comme un statut déduit de principes fondamentaux. » 9 L’accent mis ainsi sur la distinction à faire entre deux cultures juridiques différentes commande de faire preuve de prudence, si l’on entend qualifier en droit les événements intervenus récemment en Chine en matière de mobilisation foncière. Est-on certain, à ce stade, qu’il y a bien détournement de pouvoir, au sens où cette expression est définie en droit communautaire européen ou administratif français, lorsque des décideurs, à la tête de municipalités, décident de tirer partie des procédures d’utilité publique, pour réaliser des opérations qui, en « Occident », ne sauraient certainement pas se parer de cette vertu. On ne compte plus les cas où une municipalité ou une province, avec l’appui des administrations centrales, dépossède des paysans de leurs biens fonciers ou immobiliers pour en faire des terrains d’emprise de bâtiments à vocation éducative, édilitaire, industrielle ou autre. Cela est d’autant plus fréquent que les agriculteurs ne trouvent que rarement des structures en mesure de les défendre efficacement soit en justice, soit devant des instances politiques. De même, s’il est un autre cas où la notion d’utilité publique semble malmenée (au regard, tout au moins, des critères occidentaux), c’est bien au stade des avantages financiers que les collectivités publiques entendent retirer des procédures (pour ne pas dire des procédés…) d’expropriation ou de réquisition foncière. En l’espèce, il est de notoriété publique que le recours à de telles opérations s’explique aussi (sinon surtout ?) pour des raisons budgétaires. Il s’agit en l’espèce (nombre de collectivités locales étant souvent fortement endettées) de se procurer à bon compte des ressources pour faire face au financement des infrastructures 10. Le concept d’utilité publique, comme mode de régulation sociale, n’est pas perdu de vue pour autant. Mais il prend une autre configuration. En Chine, l’approbation des documents d’urbanisme a, en pratique, les mêmes effets juridiques que la déclaration d’utilité publique de type européen en termes d’opposabilité. Quant à la flexibilité bien connue du droit chinois de l’urbanisme, elle joue en principe en faveur de l’administration 11. Cela d’autant plus que la planification urbaine ne saurait aller à l’encontre du plan quinquennal en vigueur. Aussi, le 12e plan de développement (2011-2015), apparaît à bien des égards, comme une version nationale sectorielle de déclaration d’utilité publique pour les projets ou programmes de développement qu’il a retenus (notamment dans les domaines de l’énergie, des transports, de l’irrigation ou des infrastructures militaires). On retrouve aussi, implicitement, le concept d’utilité publique ou d’intérêt général, mais cette fois-ci dans sa version confucéenne, dans le jeu des relations personnelles entre les administrés et l’administration. Ces relations sont fréquentes dans l’univers administratif chinois où elles sont connues sous le nom de « guanxi ». Elles permettent notamment, comme on dit, de « mettre de l’huile dans les rouages » lorsque d’aventure l’utilité publique d’un aménagement donné est sujette à caution. Elles ont d’autant plus de chances de déboucher sur un accord à l’amiable entre administration et administrés qu’elles pourront être initiées, le moment venu, par les nombreux comités de résidents, très actifs dans diverses villes (il y aurait par exemple au moins 3 200 comités de ce type, sinon plus, à Shanghaï). De même, c’est vraisemblablement grâce au jeu du « guanxi », que des communautés rurales ayant des droits d’usage sur des emprises foncières dont les valeurs ont augmenté, peuvent être indemnisées par l’État, lors d’une opération de réquisition foncière ou d’expropriation de constructions. Il arrive aussi que des groupements d’agriculteurs qui vivaient à proximité de certains périmètres d’urbanisation, parviennent à conserver la jouissance de leurs terres transformées en quartiers urbains ou en zones industrielles, pour peu qu’ils aient pris le temps de se tranformer auparavant… en sociétés immobilières.
Le concept chinois d’utilité publique, qui vient d’être brièvement évoqué, apparaît bel et bien comme une procédure sui generis ; donc comme un ensemble de procédés fort différents dans leur esprit et leur mise en oeuvre des conditions entourant le concept de déclaration d’utilité publique en Europe. Le « Règlement 2011 » est certes un fait majeur dans l’histoire du droit de la propriété en Chine. C’est effectivement un nouvel élément de poids sur la voie de l’émergence de l’État de droit. Cependant, l’adoption de ce texte doit encore se combiner avec un environnement culturel, politique, administratif et institutionnel propice à l’émergence d’une conception nouvelle du droit de propriété foncière se situant dans le sillage du droit romain, dont on sait qu’il a inspiré le droit européen de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Cette condition n’est pas (ou pas encore ?) satisfaite en Chine. Mais elle pourrait le devenir.
Et si « la Science » pouvait effectivement éclairer le concept d’utilité publique?…
Il n’est pas sûr du tout que la situation actuelle en matière de liaison entre utilité publique et mobilisation foncière perdurera. L’histoire de la Chine démontre que le pays est capable d’actes extraordinaires de transformation interne. Cette dynamique pourrait s’enclencher à nouveau. Déjà des décisions viennent d’être prises qui modifient en profondeur le système, considéré, hier encore, comme sacrosaint, du « hukou » (passeport intérieur), dont on sait qu’il permet de contrôler les mouvements de population vers certains sites urbains 12. En outre, le « Règlement 2011 » s’applique aux seules dépendances domaniales étatiques et non aux dépendances foncières à caractère rural gérées par les autres collectivités territoriales. Mais rien n’interdit de penser qu’il puisse s’appliquer un beau jour aux espaces gérés par ces collectivités territoriales. Mais l’événement le plus notable, appelé à survenir, découlera sans doute de l’idée que pourront se faire les élites politiques du thème de l’utilité publique ou de l’intérêt général. On sait que celles-ci vouent un véritable culte à la science, comme fondement idéologique des politiques de développement urbain. Une récente publication d’un établissement d’enseignement supérieur de renom (la Chinese Academy of Gouvernance sise à Pékin) donne la parole sur ce point à de hautes personnalités du monde de la politique et de la recherche. Or, coïncidence ou pas, la plupart de ces personnalités n’en appellent-elles pas à « la Science » pour mieux préciser le concept d’utilité publique dans les opérations de mobilisation foncière préalablement aux programmes d’aménagement urbain ?… 13
- Selon l’article 10 de la loi portant révision de la constitution du 4 décembre 1982 adoptée en 2004 lors de la 2e session de la Xe Assemblée nationale Populaire, « La terre, dans les villes, appartient à l’État. La terre, à la campagne et dans les banlieues, et à part celle qui appartient, selon la loi, à l’État, est propriété collective ; les terres destinées à la construction de logements, les parcelles individuelles et les champs de montagne sont également propriété collective. Dans l’intérêt public, l’État peut, selon les dispositions de la loi, réquisitionner des terres et des terrains appartenant à l’État ou à des collectivités, et accorder des compensations (à leurs usagers). Aucune organisation ni aucun individu n’a le droit de s’approprier des terres, d’en faire commerce ou de les céder illégalement. […] »
- Cf. OECD Economic Surveys China, Volume 2013/4, march 2013, p. 67 et p. 101-102.
- Sources : Institut de développement urbain et environnement de l’Académie Chinoise des Sciences Sociales (CASS), sous tutelle du Conseil des Affaires de l’État, rapport en date du 6 mai 2011.
- Cf. Stéphanie Balme, « Juridicisation du politique et politisation du juridique dans la Chine des réformes (1978-2004), in La Chine et la démocratie, sous la direction de Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will, Fayard, Paris, avril 2007, p. 577-615.
- Cf. Jianping Ye et Jian Wu (département de la direction foncière, université Renmin de Chine), « Les réformes foncières en République populaire de Chine », in Études foncières, n° 132, mars-avril 2008.
- Cf. Jean Pierre Cabestan, Li Qinglan et Sun Ping, « Le renouveau des professions judiciaires en Chine », in La Chine et la démocratie, op. cit., p. 681-712.
- Cf. Michel Prouzet, « La formation des magistrats chinois : un chantier sino-européen ? », in Monde Chinois, Paris, n° 26, été 2011, p. 99-104.
- Bin Li, Professeur de droit à l’Institut de Technologie de Harbin, « Recherche légitimité démocratique – L’expropriation en Chine », in études foncières, n°154, novembre-décembre 2011, p. 27.
- Ambassade de France en Chine, in « La propriété en Chine », document diffusé par Internet le 27 mai 2009, la citation portant sur le droit chinois est reprise de l’article : « Un nouveau concept de propriété en République populaire chinoise ? » par Yan Lan et Hans Herrman, in Revue internationale de droit comparé, Paris, 1997, Vol. 49, n° 3.
- Bien des choses ont été écrites sur cette propension des collectivités locales chinoises à se comporter (avec succès d’ailleurs) autant en maîtres d’ouvrage qu’en maîtres d’oeuvre de travaux d’infrastructures. Voir sur ce point : George E. Peterson, « Land leasing and land sale as an infrastructure-financing option », World Bank Policy Research Working Paper 4043, november 2006. Consultation possible sur http://econ.worldbank.org
- Voir sur la flexibilité de ce droit : Michel Prouzet, « Le Huron à la Cité Interdite – Réflexions naïves sur l’inventivité chinoise en matière d’aménagement foncier urbain », in Études foncières, n° 144, mars-avril 2010, p. 51-55.
- Cf. Wen, Guangzhong James and Xiong : « The hukou and land tenure systems as two middle income traps : the case of modern China ». In Frontiers of Economics in China, 2014, 9(3): 438-459.
- Voir sur cet espoir placé en la science en matière de développement urbain le n° spécial en date de 2012 de la revue de la « Chinese Academy of Governance » sur le thème « Urbanization in China : Challenge and Development – Collection of Journal of CAG 2011 – 2012 » contenant notamment des contributions sur ce point de ministres (dont celle de Li Keqiang, aujourd’hui Premier ministre), et de hauts fonctionnaires.