L’application des mesures compensatoires prévues par Natura 2000 (*)

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L’article 6, §4, de la directive 92/43/CEE « habitats » prévoit que :
« Si, en dépit de conclusions négatives de l’évaluation des incidences sur le site et en l’absence de solutions alternatives, un plan ou projet doit néanmoins être réalisé pour des raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, l’État membre prend toute mesure compensatoire nécessaire pour assurer que la cohérence globale de Nature 2000 est protégée. L’État membre informe la Commission des mesures compensatoires adoptées.
Lorsque le site concerné est un site abritant un type d’habitat naturel et/ ou une espèce prioritaires, seules peuvent être évoquées des considérations liées à la santé de l’homme et à la sécurité publique ou à des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ou, après avis de la Commission, à d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur. »

Concrètement, cela implique que lorsqu’un plan ou un projet a été soumis à l’évaluation appropriée imposée par le §3 de l’article 6 et que les conclusions de cette évaluation sont négatives[1], le plan ou le projet ne sera pas approuvé par l’autorité compétente sauf si l’on se trouve dans les conditions du §4 dudit article 6. Ces conditions sont au nombre de trois : l’existence de raisons impératives d’intérêt public majeur, l’absence de solution alternative et l’adoption de mesures compensatoires qui assurent la cohérence globale du réseau Natura 2000.
La présente contribution porte uniquement sur la troisième condition, celle relative aux mesures compensatoires. Notre analyse se fonde notamment sur les avis de la Commission européenne, les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes mais aussi sur la pratique de terrain dès lors que le mécanisme de mesures compensatoires s’étend clairement au-delà de la seule sphère du réseau Natura 2000.
Avant d’aborder les différentes facettes des mesures compensatoires visées à l’article 6, §4, de la directive ‘habitats’, il convient d’attirer l’attention sur une confusion assez répandue entre les mesures compensatoires (compensation measures) et des mesures d’atténuation (migitation measures).
Si un projet est susceptible d’affecter un site Natura 2000, il est indispensable d’imposer des conditions pour limiter au maximum l’impact négatif du projet. Ce sont les mesures d’atténuation.

C’est ainsi que si le tracé d’une autoroute doit couper un site Natura 2000 parce qu’il n’y a pas de tracé alternatif, l’autorité qui délivre le permis imposera éventuellement des murs anti-bruits, interdira les glissières de protection en béton de type New Jersey, limitera l’éclairage en le confinant aux sorties d’autoroute et en imposant des lampadaires d’une hauteur limitée, imposera la construction d’écoducs sous la forme de ponts aménagés réservés au gibier ou de tunnels pour les batraciens avec des cheminées pour les chauves-souris.
De même, en ce qui concerne, par exemple, des activités d’extraction considérées comme justifiées par des raisons impératives d’intérêt public majeur, le fait de limiter le cubage à extraire est aussi une condition visant à limiter l’impact environnemental du projet.
Toutes ces mesures sont des mesures d’atténuation. Elles ne sont pas des mesures de compensation.
Les mesures compensatoires sont les mesures qui doivent compenser le dommage effectif qui sera causé par le projet. Comme le souligne la Commission européenne, « Les mesures compensatoires constituent des mesures spécifiques d’un projet ou d’un plan qui viennent s’ajouter aux mesures normales prises pour mettre en œuvre les directives « Nature ». Elles visent à contrebalancer les effets négatifs d’un projet et à assurer une compensation correspondant exactement aux effets négatifs sur l’espèce ou l’habitat en cause. Elles constituent le « dernier recours » et ne sont utilisées que lorsque les autres mesures de sauvegarde prévues par la directive restent sans effet et qu’il a été décidé d’envisager malgré tout la réalisation d’un projet ou d’un plan ayant des effets négatifs sur un site Natura 2000 ».[2]
Pour reprendre l’exemple de l’autoroute, si l’emprise de celle-ci devait détruire, par exemple, 10 hectares de prairies calcicoles, 8 hectares de hêtraie à luzule blanche et 2 hectares de zone humide, avec l’arrachage de 3 kilomètres de haies vives, il faut compenser cette destruction. C’est bien l’objet des mesures compensatoires.

Le présent rapport se propose d’analyser les multiples questions que pose l’adoption de ces mesures compensatoires.

L’objectif de la compensation

L’article 6, §4, impose un objectif à la compensation : elle doit « assurer que la cohérence globale de Natura 2000 est protégée », ce qui est conforme à l’objectif énoncé à l’article 3 de la directive 92/43/CEE ‘habitats’. L’article 10 de la directive traite des politiques complémentaires pour améliorer la cohérence écologique du réseau Natura 2000.
Un des critères fondamentaux d’adéquation des mesures compensatoires proposées réside donc dans le fait que ces mesures compensatoires assurent la cohérence du réseau Natura 2000.
L’on sait que les mesures compensatoires doivent être soumises pour avis à la Commission européenne-nous reviendrons sur ce point ultérieurement. Dès lors, les Etats membres, appelés à solliciter l’avis de la Commission, ont tout intérêt à documenter leur dossier en y joignant une analyse scientifique qui démontre que les mesures compensatoires vont assurer la cohérence globale de Natura 2000.

Cela a plusieurs conséquences.

En premier lieu, cela suppose une obligation de motivation spécifique sur la mesure compensatoire liée au site Natura 2000 qui subit le dommage. Les autorités compétentes devront démontrer que les mesures compensatoires envisagées sont de nature à assurer la cohérence globale du réseau.
Concrètement, il faudra tenir compte des caractéristiques du site atteint par le projet pour assurer son « remplacement » par des mesures compensatoires susceptibles de se substituer adéquatement au site détruit ou endommagé.

Mais cela pourrait impliquer aussi l’obligation d’établir un plan général de gestion pour les sites Natura 2000 qui pourrait constituer un cadre pour apprécier dans quelle mesures les compensations s’inscrivent dans ce plan général et sont de nature à assurer la cohérence du réseau Natura 2000. Cela ressort notamment d’une réponse parlementaire de Mme Wallström, Commissaire européen, du 25 juillet 2003 à propos d’une ligne ferroviaire en Suède (Botnie) qui a donné lieu à un avis négatif de la Commission européenne sur les compensations[3].

L’idée est la suivante : puisque les mesures compensatoires doivent assurer la cohérence globale de Natura 2000, il faudrait que les Etats membres aient une analyse de cette cohérence globale pour pouvoir s’y référer lorsque la question des mesures compensatoires se posera. Dès lors qu’un projet nécessite des mesures compensatoires, l’existence de cette analyse globale permet de se prononcer sur la pertinence des mesures compensatoires proposées.

Concrètement, pour assurer cette cohérence globale par mesures compensatoires, il faut, d’une part, identifier le rôle précis du site qui sera endommagé dans la cohérence globale du réseau Natura 2000 et, d’autre part, trouver un périmètre qui pourrait remplir les mêmes fonctions et prendre à l’intérieur de ce périmètre et/ou à l’extérieur de celui-ci, les mesures d’aménagement qui assureront que le nouveau site remplira les mêmes fonctions.

Quand on vise les mesures à l’extérieur, on vise éventuellement des éléments de liaison entre ce qui reste du site Natura 2000 atteint par le projet et le nouveau périmètre compensatoire. C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’article 3 qui prévoit explicitement que « là où ils l’estiment nécessaire, les États membres s’efforcent d’améliorer la cohérence écologique de Natura 2000 par le maintien et, le cas échéant, le développement des éléments du paysage, mentionnés à l’article 10, qui revêtent une importance majeure pour la faune et la flore sauvages ». Comme l’indique l’article 10, alinéa 2, « Ces éléments sont ceux qui, de par leur structure linéaire et continue (tels que les rivières avec leurs berges ou les systèmes traditionnels de délimitation des champs) ou leur rôle de relais (tels que les étangs ou les petits bois), sont essentiels à la migration, à la distribution géographique et à l’échange génétique d’espèces sauvages ».

Il est évident que la validation de cette démonstration de la pertinence des mesures compensatoires au regard de la cohérence globale de Natura 2000 par des experts scientifiques, dont les compétences ne peuvent être mises en cause, est un atout pour le projet.

L’objet de la compensation

Ce qui ne peut pas être une compensation 

Comme nous l’avons dit, les mesures d’atténuation du projet ne sont pas des mesures compensatoires au sens de l’article 6, §4, de la directive « habitats ».

Néanmoins, il convient d’être attentif au fait qu’une mesure compensatoire pourrait impliquer des mesures d’atténuation qui seraient dès lors liées à la compensation. On peut prendre l’exemple de l’exploitation du charbonnage Prosper Haniel en Allemagne[4]. Un des impacts de ce projet d’extension des activités d’extraction souterraine du charbon est l’affaissement du sol avec notamment formation d’un lac de 45ha et destruction de plusieurs habitats prioritaires ou non. Parmi les mesures de compensation, il est prévu de rétablir ou d’optimiser des lits de cours d’eau. En d’autres termes, une des compensations consistera à inonder des zones actuellement sèches. Cette mesure compensatoire aura donc des conséquences sur des zones sèches qui peuvent présenter des intérêts dans le cadre de la conservation de la nature. Par voie de conséquence, la mesure compensatoire pourrait être assortie de mesures d’atténuation adéquates qui feraient en tant que telles partie des compensations.
Ne constitue pas non plus une mesure compensatoire acceptable au sens de l’article 6, §4, de la directive « habitats », la désignation et la protection d’un site qui est déjà répertorié comme site d’importance communautaire. En effet, dans cette hypothèse, sa protection est obligatoire. Dès lors, cette désignation ne peut constituer une compensation. Telle est la position, par exemple, du Conseil d’Etat de Belgique à propos de l’extension du port d’Anvers (Deurganckdock)[5].

De même, une mesure compensatoire ne peut être de nature à porter atteinte à un autre site devant bénéficier de la protection Natura 2000. C’est ainsi que l’on ne peut imaginer le boisement de 100 hectares comme mesure compensatoire à la construction du contournement routier de la ville d’Augustow, en Pologne, lorsque ce boisement est prévu sur un site qui doit être proposé, dans son état actuel, comme site d’importance communautaire [6]. De manière générale, là où il y a une obligation communautaire qui s’impose aux Etats membres, la réalisation de cette obligation ne peut pas constituer une compensation. On peut penser ici à la proposition d’une directive cadre sur la protection des sols. Si la directive entre en vigueur, des obligations de protection s’imposeront aux Etats. Leur concrétisation ne pourra jamais être considérée comme une mesure compensatoire  au sens de l’article 6, §4, de la directive ‘habitats’ puisqu’il s’agit déjà d’une obligation imposée aux Etats.

Ce que peut ou doit être une compensation

Les compensations au sens de la directive « habitats » doivent, on l’a dit, assurer la cohérence globale du réseau Natura 2000 ce qui implique qu’elles assurent les mêmes « services »[7] que l’espace endommagé par le projet pour lequel il existe des raisons impératives d’intérêt général majeur. On peut donner de multiples exemples.

C’est ainsi que la création, la restauration, l’extension d’un site sur une superficie la plupart du temps plus importante que celle qui est détruite peuvent constituer une mesure compensatoire. Dans la pratique, cela va d’une superficie équivalente à la superficie détruite à une superficie dix fois supérieure à celle qui sera endommagée.

C’est ainsi qu’il semblerait que la Commission européenne applique, dans la pratique, la règle des 3 x : un hectare de site Natura 2000 détruit devra être compensé par la protection, la restauration et la gestion d’un espace de 3 hectares et ce, pour compenser les pertes intermédiaires. La Commission considère en tout cas que « les ratios doivent être nettement supérieurs à 1:1. En conséquence, des ratios de compensation égaux ou inférieurs à 1:1 ne doivent être envisagés que lorsqu’il est démontré que les mesures prévues permettront à 100% de rétablir la structure et la fonctionnalité du site à brève échéance (sans que la conservation des habitats ou des populations des principales espèces susceptibles d’être touchées par le plan ou le projet soit compromise)»[8]. En Région wallonne, on tente d’appliquer cette règle des 3 x même en dehors des sites Natura 2000 en particulier lorsqu’on est dans des sites qui auraient pu être proposés compte tenu de leurs qualités mais qui ne l’ont pas été, la superficie protégée de ce type d’habitat étant considérée comme déjà suffisante.

Outre la protection d’un nouveau périmètre, les mesures compensatoires peuvent impliquer des aménagements divers. L’exemple du projet de réservoir de La Breña II en Espagne est particulièrement illustratif de ce que l’on peut ou l’on doit faire.[9] Ce projet visait la construction d’un barrage avec inondation de quelques 626 hectares qui constituent l’habitat notamment du lynx pardelle (Iberian lynx). Le site Natura 2000 a aussi été désigné comme zone de protection spéciale. L’habitat de plusieurs espèces d’oiseaux sera affecté.

Au titre des mesures compensatoires, il est prévu l’expropriation de 2.134 hectares[10], des mesures pour assurer l’augmentation, dans ce périmètre, des espèces de proies pour le lynx, la restauration d’habitats (boisements, bosquets,…), la construction de refuges pour le lynx et, pour protéger notamment le vautour moine, l’aigle de Bonelli et la cigogne noire, la modification des lignes électriques aériennes dangereuses.

Parfois, les mesures compensatoires se réalisent sur le site original lui-même. C’est le cas de l’aéroport Karlsruhe/Baden-Baden[11] où des travaux de restructuration et d’amélioration vont détruire l’habitat de deux papillons : le Cuivré des marais (papillon de jour) et l’Ecaille chinée (papillon de nuit). Leur protection ne demande que des mesures compensatoires sans commune mesure avec ce qui est prévu pour protéger le lynx en Espagne.

On peut encore donner comme exemple celui de la transplantation de végétaux sur un site susceptible de leur permettre de se développer. C’est le cas d’une mesure compensatoire liée à la construction du port de Granadilla sur l’île de Ténériffe[12].

En effet, un des impacts de ce projet est la destruction d’un des sites de l’Artractylis preauxuana (espèce végétale endémique). Une des mesures compensatoires a consisté à prélever et à transplanter cette plante dans un site présentant des caractéristiques susceptibles de permettre à cette espèce végétale de se développer.

On peut, de manière générale, renvoyer à la quelque dizaine d’avis rendus par la Commission au sujet des mesures compensatoires prévues en application de l’article 6, §4. Même s’il n’y a que quelques exemples, dès l’instant où pratiquement chaque cas donne lieu à plusieurs types de compensation, cela constitue déjà un échantillon intéressant.

La procédure d’imposition de la compensation

Il y a deux volets à la procédure conduisant à l’imposition des mesures compensatoires : le volet communautaire et le volet national.

La procédure au niveau communautaire

L’article 6, §4, de la directive « habitats » n’impose qu’une seule formalité : « l’Etat membre informe la Commission des mesures compensatoires adoptées ». Théoriquement, cela signifie que l’Etat membre autorise le projet d’intérêt public majeur qui aura un impact négatif sur le site Natura 2000, adopte les mesures compensatoires et, après avoir adopté lesdites mesures, en informe la Commission.
Cela ne correspond évidemment pas à la réalité ni à ce qui est souhaitable. En effet, les Etats membres, en réalité, ne limitent pas les informations qu’ils donnent à la Commission aux seules mesures compensatoires proposées. L’Etat membre s’expliquera aussi sur les caractéristiques du projet, ses impacts environnementaux, l’existence de raisons impératives d’intérêt public majeur, les solutions alternatives qui ont été examinées et les raisons pour lesquelles les solutions n’ont pas été retenues et les mesures d’atténuation envisagées. La Commission a d’ailleurs publié un formulaire standard[13] à l’attention des Etats membres qui comporte ces différentes rubriques qui devront donc être explicitées dans la demande d’avis. Le tout se fait avant d’autoriser le projet. En tout cas, certainement avant de mettre en œuvre le projet autorisé.

En effet, si l’article 6, §4, alinéa 1er, in fine, de la directive 92/43/CEE « habitats » ne prévoit à charge des Etats membres qu’une obligation d’information et si l’avis de la Commission n’est requis que dans l’hypothèse très spécifique visée à l’alinéa 2, dans la pratique, il semble bien que la Commission donne systématiquement son avis sur l’ensemble des trois conditions de l’article 6, §4, alinéa 1er, à savoir l’existence avérée de raisons impératives d’intérêt public majeur, l’absence de solutions alternatives et sa justification et les propositions de mesures compensatoires.

Il est clair que la Commission n’a qu’un avis qui, juridiquement, ne lie pas l’Etat membre. Mais si ce dernier ne suit pas cet avis, il risque d’être poursuivi par la Commission elle-même devant la Cour de justice des Communautés européennes, sauf à justifier valablement—et donc scientifiquement—les raisons pour lesquelles il ne suit pas l’avis de la Commission[14]. On constate donc que les avis de la Commission sont très structurés et portent successivement sur les raisons impératives d’intérêt public majeur, l’absence de solution alternative et les mesures compensatoires. La Commission ajoute le plus souvent des suggestions ou des recommandations sur le phasage, le timing et sur le suivi environnemental.

Si l’avis de la Commission est favorable, la procédure au niveau national peut se poursuivre ou le projet peut être mis en œuvre.

La procédure au niveau national

Indépendamment du volet communautaire de la procédure, la procédure nationale d’imposition des compensations peut s’avérer complexe. Plusieurs questions peuvent en effet se poser à ce propos.

  • A quel moment la question des compensations apparaît-elle ?

En fait, la question des compensations apparaît après la procédure visée à l’article 6, §3, de la directive ‘habitats’, c’est-à-dire après l’évaluation appropriée sur le plan ou le projet.
En effet, pour la Cour de justice des Communautés européennes, ce n’est que dans l’hypothèse où les conclusions du §3 sont négatives que l’on devra déterminer, face à un projet pour lequel il existe des raisons impératives d’intérêt public majeur, s’il existe des solutions alternatives et, dans la négative, les mesures compensatoires à prendre. Dès lors il ne faut pas étudier dans l’évaluation appropriée visée au §3, ces compensations et ces solutions alternatives[15].

Une série de situations peut se présenter, de la plus simple (pour autant qu’il puisse y avoir des situations simples) à la plus compliquée. De même, on fera la distinction selon que l’autorité publique compétente est elle-même le demandeur de permis ou que la demande de permis a été introduite par une personne privée. Dans les deux cas, les mesures compensatoires peuvent être considérées comme la traduction du principe pollueur payeur et il appartient bien à celui qui a obtenu le permis -et qui va donc être à l’origine de la destruction ou de la détérioration du site Natura 2000- d’y apporter les mesures compensatoires.

  • Quel est le fondement juridique de l’imposition des compensations ?

Si l’article 6, §4, prévoit sans contestation que le mécanisme dérogatoire implique nécessairement l’adoption de mesures compensatoires, il reste à déterminer quel pourrait être le fondement juridique concret d’une telle imposition. En d’autres termes, il convient de se poser la question de savoir si le droit interne permet d’imposer à un demandeur de permis des compensations. La réponse n’est peut-être pas aussi évidente qu’il n’y paraît à première vue. Certes, on pourrait se fonder sur l’effet direct de l’article 6, §4, de la directive ‘habitats’. Si cet effet est reconnu par le Conseil d’Etat de Belgique,[16] il n’est pas certain qu’il en va de même dans les autres Etats membres.

En droit wallon, la loi sur la conservation de la nature[17] reproduit quasiment à l’identique l’article 6, §4, de la directive ‘habitats’. Un décret du 30 avril 2009 vient de modifier le code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et du patrimoine (CWATUP) pour pouvoir imposer aux demandeurs de permis d’urbanisme ou de lotir, des charges d’urbanisme en faveur de la protection de l’environnement[18]. Cela pourrait servir de fondement juridique à l’imposition de mesures compensatoires.

  • La compensation elle-même n’est-elle pas soumise à permis soumis lui-même à une évaluation environnementale ?

Les mesures compensatoires peuvent prendre, on l’a vu par quelques exemples, la forme d’actes et travaux qui peuvent eux-mêmes être soumis à autorisation administrative. C’est incontestablement le cas de travaux aux berges de cours d’eau (le charbonnage Prosper Haniel), de la mise en sous-sol de lignes électriques à haute tension (La Breña II) ou encore de modifications sensibles du relief du sol (l’aéroport de Karlsruhe/Baden Baden).

Le plus souvent, on peut penser que, en application de la directive 85/337/CEE concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement, la demande de permis relative à la mesure de compensation sera elle-même soumise à évaluation de ses impacts environnementaux.
Pour reprendre l’exemple du charbonnage Prosper Haniel en Allemagne, l’aménagement de berges pour rétablir le lit de plusieurs cours d’eau impliquera que les zones qui étaient sèches deviendront humides voire inondées. Il paraît cohérent que ces travaux soumis à permis soient précédés d’une évaluation de leurs incidences environnementales et, en particulier, sur la faune et la flore des périmètres concernés.
Dès lors, il faudra s’occuper de l’évaluation des incidences environnementales et de l’autorisation relative à la mesure compensatoire avant de délivrer le permis pour réaliser le projet lui-même.

En effet, si nous référons, à titre d’exemple, au régime en vigueur en Région wallonne, on constate que le Conseil d’Etat de Belgique refuse de valider des permis assortis de conditions aléatoires. Dès lors, il n’est pas possible de délivrer un permis pour un projet sous la condition de prendre telle ou telle mesure compensatoire alors qu’il n’est pas certain que, au vu des conclusions de l’évaluation des impacts environnementaux de ces mesures, le permis y relatif soit délivré. Effectivement, le Conseil d’Etat de Belgique n’admettrait de toute évidence pas la délivrance du permis pour le projet proprement dit sous la condition suspensive de l’obtention des permis pour réaliser les mesures compensatoires.
On imagine difficilement l’octroi du permis pour le charbonnage Prosper Haniel avant d’avoir évalué et autorisé notamment les aménagements des cours d’eau car quelle sera la situation si l’évaluation est négative et que  le permis de modifier les berges du cours d’eau est refusé alors que le projet de charbonnage a été autorisé ?

Tel était bien le cas de figure dans le cadre du contournement routier d’Augustow en Pologne : vu l’impact d’une des compensations sur un site qui devait être proposé au titre de Natura 2000, le projet à l’origine de la compensation litigieuse n’a pas eu l’aval de la Commission notamment.
Nous n’abordons même pas ici l’hypothèse où la réalisation de la compensation nécessite au préalable la révision du plan d’affectation des sols. Il s’agit pourtant d’une situation que l’on connaît bien en Région wallonne dans le cadre d’un autre type de compensation[19].

  • Garantie financière

On peut également se poser la question de savoir si juridiquement il est possible d’imposer des garanties financières surtout lorsque le projet est un projet privé. De nouveau, cela dépendra du droit national. En droit wallon, cela est envisageable en application du droit de l’urbanisme puisque les charges d’urbanisme qui pourraient, on l’a vu, prendre la forme de mesures compensatoires en faveur de la cohérence du réseau Natura 2000, peuvent être assorties des garanties financières correspondantes[20].

La réalisation concrète des compensations

L’article 6, §4, de la directive ‘habitats’ est clair : il faut adopter des mesures compensatoires. Cela implique donc que ces compensations soient effectives et efficaces. Plusieurs éléments contribuent à cette effectivité et cette efficacité.

La création et l’intervention d’un organe de contrôle

Même si ce n’est pas une obligation, la création et l’intervention d’un organe de contrôle de l’exécution et de l’efficacité des mesures compensatoires est manifestement apprécié au niveau de la Commission européenne[21]. C’est le cas dans le projet du port de Granadilla (Ténérife). Il est en effet prévu de confier à une fondation indépendante et permanente —les statuts de la fondation ont même été changés pour garantir son indépendance— une mission de surveillance de l’état et de l’évolution de la biodiversité locale. Cette création constitue, selon nous, déjà une mesure de compensation pour garantir l’efficacité des mesures compensatoires.

Le calendrier

Le calendrier de la réalisation des implantations est un aspect très important des dossiers[22]. Certaines mesures compensatoires doivent être réalisées avant de commencer les travaux du projet. Par exemple, lorsque l’on crée un nouvel habitat en remplacement de l’habitat qui va être détruit, il est logique que l’on impose que le nouvel habitat soit aménagé avant de détruire l’habitat existant. Si on reprend l’exemple de La Breña II en Espagne, il est évident que l’habitat du lynx pardelle devra être reconstitué avant de détruire son habitat actuel. D’autres mesures compensatoires doivent être réalisées parallèlement à la réalisation des travaux, c’est-à-dire au fur et à mesure de l’avancement des travaux. C’est le cas des travaux à l’aéroport Karlsruhe/Baden-Baden. Les mesures compensatoires sont imposées sur le site de l’aéroport qui ne peuvent être exécutées qu’après la fin de certains travaux de réaménagement de l’aéroport.

La maîtrise foncière

Une des questions délicates est celle de la maîtrise foncière nécessaire pour réaliser les mesures compensatoires[23]. Si nous reprenons encore l’exemple du barrage de La Breña II en Espagne, une des mesures compensatoires consiste à recréer un habitat équivalent pour le lynx pardelle.
Comme déjà mentionné, cette reconstitution d’un habitat a impliqué l’expropriation de 2.134 hectares par les autorités espagnoles. Cela ne semble pas avoir été un véritable problème dans la mesure où les autorités publiques espagnoles ont, comme la plupart des autorités administratives en Europe, le pouvoir d’exproprier.

Ce n’est pas nécessairement aussi évident qu’il y a paraît. En effet, encore faut-il qu’il existe une loi qui permette d’exproprier pour créer un périmètre de protection. A défaut, le propriétaire exproprié pourrait contester la légalité de la décision d’expropriation. C’est ce qui conduit d’ailleurs la Commission à suggérer que les Etats membres mettent en place les moyens légaux lorsque l’acquisition de terrains ou de droits est indispensable pour la mise en œuvre des compensations, par exemple, en légiférant pour se doter de procédures d’expropriation standard à des fins de protection de la nature[24].
Le problème peut effectivement devenir crucial si le projet est un projet privé.

Si on prend l’exemple de l’extension de l’usine Daimler Chrysler en Allemagne[25], comment une entreprise privée pourrait-elle, à défaut de la maîtrise foncière du périmètre à protéger au titre de mesures compensatoires, acquérir ledit périmètre ? Dans la plupart des cas, la compensation devra être exécutée sur des terrains qui n’appartiennent pas au promoteur du projet. Il est peu probable que ce dernier soit en mesure d’exproprier un ou plusieurs propriétaire à cette fin. Peut-être pourra-t-il demander à un pouvoir public d’exproprier pour lui. Encore faut-il que le droit national ait prévu spécifiquement cette hypothèse. Il n’est pas certain qu’elle existe même si les mécanismes similaires peuvent, le cas échéant, exister dans le droit de certains Etats membres[26].

La solution la plus facile est évidemment de réaliser la compensation sur les terrains appartenant aux pouvoirs publics par le biais d’une convention ou d’un contrat qui peut régler la question. Mais, peut-on choisir le site pour la compensation sur la base de considérations liées au droit de propriété ? Ce n’est évidemment pas le critère[27]. Cela ne sera vrai que s’il existe plusieurs possibilités de choix du site adéquat pour la compensation et que la maîtrise foncière sur l’un deux est aisée. Ce qui ne sera pas nécessairement souvent le cas.

Le financement des compensations 

La réalisation des compensations peut coûter très cher. Pour reprendre encore l’exemple de La Breña II en Espagne, l’estimation du coût des mesures compensatoires est de plus de 28 millions d’euros.
Qui doit payer ?

Comme déjà relevé précédemment, en application du principe pollueur-payeur, c’est le promoteur qui doit payer. La question sous-jacente est celle de savoir si la réalisation des compensations peut faire l’objet d’aide financière de la part des pouvoirs publics. On sait que les aides d’Etat au sens de l’article 87 du Traité ne sont pas autorisées, sauf exception. On connaît également l’encadrement communautaire des aides d’Etat à la protection de l’environnement[28] qui implique une interprétation restrictive quant aux possibilités d’aides d’Etat.

En revanche, il n’est pas exclu que, lorsque le projet à l’origine des compensations est un projet public financé notamment par les fonds structurels dans le cadre de la politique de cohésion économique, sociale et territoriale, le coût ou une partie du coût des compensations rentre dans les dépenses éligibles.

Le suivi environnemental

Le dernier point que nous examinerons est celui du suivi environnemental des mesures compensatoires.
L’article 6, §4, de la directive « habitats » ne donne aucune indication à ce sujet. Et si l’on se réfère par analogie à un avis de Mme J. Kokott, avocat général à la Cour de justice, le suivi environnemental des mesures compensatoires pourrait être imposé sur la base de l’article 6, §2.

Effectivement, en application de cette disposition, les Etats membres doivent prendre les mesures appropriées pour éviter la détérioration des habitats et les perturbations des espèces. Et ce, pour atteindre les objectifs poursuivis par la directive « habitats ». « On ne peut donc exclure qu’une telle obligation de contrôle a posteriori puisse être fondée sur l’article 6, §2, de la directive habitats et sur les obligations de protection correspondantes avant l’établissement de la liste communautaire »[29]. Pour les plans et programmes, l’article 10 de la directive 2001/42/CE, qui s’applique au plan visé par l’article 6 de la directive ‘habitats’, impose un tel suivi environnemental.

En toute hypothèse, la Commission, dans ses avis[30], recommande vivement un suivi environnemental, ce qui implique un rapport à la Commission chaque année et, sur la base de ce suivi annuel, trois possibilités qui peuvent se combiner : soit rectifier le projet, soit prévoir des mesures d’atténuation additionnelles, soit réaliser des compensations complémentaires.

Conclusion

Les solutions liées aux mesures compensatoires posent de nombreuses questions. Si l’on se réfère aux avis de la Commission et aux arrêts de la Cour de justices des Communautés Européennes, on conclura que les Etats membres s’efforcent de limiter autant que possible les cas dans lesquels il faut octroyer une dérogation à la règle de l’article 6, §3, de la directive « habitats ». Cependant, l’expérience des compensations de l’article 6, §4, va être très utile à la mise en œuvre d’une autre directive, la directive 2004/35/CE sur la responsabilité environnementale. En effet, les dommages aux sites Natura 2000 devront être réparés. La directive 2004/35/CE prône avant tout la réparation primaire qui consiste à remettre le site dans son état initial.

Si une telle réparation n’est pas possible, une réparation complémentaire (qui est en réalité une réparation compensatoire au sens de l’article 6, §4, de la directive « habitats ») et une réparation compensatoire (qui est donc en réalité une mesure complémentaire) devront être imposées[31]. On doit s’attendre en conséquence à ce que, dans le futur, les mesures compensatoires en lien avec Natura 2000 soient fondées davantage sur la directive 2004/35/CE « responsabilité environnementale » que sur la  directive 92/43/CEE « habitats ».


(*) La présente contribution reprend l’exposé fait le 2 avril 2009 dans le cadre de la conférence intitulée « Les trente ans de la directive sur la conservation des oiseaux sauvages », organisée par l’Académie de droit européen de Trèves. Elle a fait l’objet d’une publication dans ERA Forum (2009) 10 : 611–624

[1] Une incertitude suffit à considérer que les conclusions de l’évaluation appropriée sont négatives. En effet, les autorités compétentes n’autorisent une activité sur le site protégé (ou à proximité de celui-ci) qu’à la condition qu’elles aient acquis la certitude qu’elle est dépourvue d’effets préjudiciables pour l’intégrité dudit site. Il en est ainsi lorsqu’il ne subsiste aucun doute raisonnable, d’un point de vue scientifique, quant à l’absence de tels effets (Arrêt du 7 septembre 2004, Landelijke Vereniging tot Behoud van de Waddenzee (C-127/02, Rec. p. I-7405, point 61) ; Arrêt du 26 octobre 2006, Commission c. Portugal (C-239/04, Rec. p. I-10183, point 20) ; Arrêt du 12 décembre 2007, Commission c. Irlande (C-418/04, Rec. p. I-10947, points 243 et 258)). Il se déduit donc que les conclusions de l’évaluation appropriée devront être considérées comme négatives au sens du §4 si elles aboutissent à un doute quant à l’absence d’impact significatif.
[2] Commission européenne, « Document d’orientation concernant l’article 6, paragraphe 4, de la directive ‘Habitats’ », janvier 2007, p. 11,
[3] JO C 78E du 27 mars 2004, p. 43.
[4] Commission européenne, avis du 24 avril 2003.
[5] C.E., no109.563, 30 juillet 2002, Apers et crts.
[6] Ordonnance du Président de la Cour du 18 avril 2007 dans l’affaire C-193/07 Commission c. Pologne.
[7] Sur les services de la biodiversité, voyez Doussan [2], Centre d’analyse stratégique [1].
[8] Commission européenne, « Document d’orientation concernant l’article 6, paragraphe 4, de la directive ‘Habitats’ », op. cit., p. 18.
[9] Commission européenne, avis 14 mai 2004.
[10] Un peu plus que 3 X la superficie détruite.
[11] Commission européenne, avis du 6 juin 2005.
[12] Commission européenne, avis non daté.
[13] Commission européenne, « Document d’orientation concernant l’article 6, paragraphe 4, de la directive ‘Habitats’ », op. cit., annexe.
[14] Ibid., p. 24.
[15] Arrêt du 14 avril 2005, Commission c. Pays-Bas (C-441/03, Rec. p . I-3043).
[16] Voyez les arrêts rendus à propos de l’extension du centre d’enfouissement technique de Tenneville (C.E., no 94.527, 4 avril 2001 ; C.E., no 96.097, 7 juin 2001 ; C.E., no 139.465 et no 139.466, 18 janvier 2005).
[17] Article 29, §2, al. 4 et 5.
[18) Nouvel article 128, §2, al. 2.
[19] En effet, la création d’une nouvelle zone destinée à l’urbanisation dans les plans régionaux d’affectation des sols (les plans de secteur) qui couvrent l’entièreté du territoire wallon est subordonnée à des mesures compensatoires qui peuvent prendre la forme d’une suppression d’une superficie équivalente de zones destinées à l’urbanisation ailleurs, ce qui impliquera la révision dudit plan d’affectation (CWATUP, Article 46, §1er,   al. 2, 3◦).
[20] CWATUP, Article 128, §2.
[21] Commission européenne, « Document d’orientation concernant l’article 6, paragraphe 4, de la directive ‘Habitats’ », op. cit., p. 21.
[22] Ibid., p. 20.
[23] Sur cette question, voyez Haumont [3].
[24] Ibid., p. 21.
[25] Commission européenne, avis 19 avril 2000.
[26] C’est le cas en Belgique avec l’article 58 du CWATUP.
[27] Commission européenne, « Document d’orientation concernant l’article 6, paragraphe 4, de la directive ‘Habitats’ », op. cit., p. 19.
[28] Dans son actuelle version applicable jusqu’au 31 décembre 2014.
[29] Conclusions de l’Avocat Général Mme Juliane Kokott, présentées le 9 juin 2005 dans l’affaire Commission c. Royaume-Uni (C-6/04, Rec. p. I-9017), point 55.
[30] Voyez aussi, Commission européenne, « Document d’orientation concernant l’article 6, paragraphe 4, de la directive ‘Habitats’ », op. cit., p. 21.

Bibliographie
Centre d’analyse stratégique : Rapport : Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, avril 2009.

Doussan, I. : Les services écologiques : un nouveau concept pour le droit de l’environnement ? In : Cans, C. (dir.) Responsabilité Environnementale, Prévention, Imputation, Réparation. Dalloz, Paris (2009), Thèmes et commentaires, Actes, pp. 125 et s.

Haumont, F. : Coût et emprise foncière des compensations environnementales. Etudes Foncières (125), 17–19 (2007).

Steichen, P. : Le principe de compensation : un nouveau principe du droit de l’environnement ? In: Cans, C. (dir.) Responsabilité Environnementale, Prévention, Imputation, Réparation. Dalloz, Paris
(2009), Thèmes et commentaires, Actes, pp. 144 et s.