La dynamique de peuplement et d’occupation des sols n’est pas réductible à l’étalement urbain

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Les caractéristiques morphologiques propres aux espaces d’urbanisation dispersée 1 – discontinuité du bâti couplée à sa faible densité – nous ont amenés à les appréhender à partir d’outils et de méthodes spécifiques qui combinent approche micro des secteurs habités qui les composent et approche macro de l’occupation discontinue ces territoires. Il s’agit de couvrir ainsi l’ensemble des déterminants spatiaux des pratiques de leurs habitants et actifs en les englobant dans une vision territoriale et en empruntant simultanément les points de vue de l’aménagement, de l’urbanisme et de la géographie. Cette approche permet de « tenir les deux bouts » d’une analyse actuelle de l’occupation humaine de ces territoires et de son évolution sur ces cinquante dernières années : à l’échelle micro, les ensembles bâtis comme indices concrets de leur peuplement ; et à l’échelle macro, la distribution de ces ensembles bâtis comme élément structurant du système territorial local, dans les limites que cette démarche de recherche leur confère 2. Au plan micro, l’approche intra-communale s’est imposée et s’est appuyée sur un changement de focale, un « zoom », qui a permis d’observer les établissements humains à l’échelle des ensembles bâtis qui les composent : les écarts très importants observés entre les superficies des communes – dans un rapport de 1 à 4 entre la superficie moyenne des communes des échantillons lorrain et breton – font que ce n’est qu’à l’échelle de ces ensembles bâtis que peut être abordée précisément la problématique de la dispersion. Une telle approche révèle en effet toute la diversité de leur taille et la disparité de leur nombre, sans que ce dernier

L’agrégat bâti à l’articulation des investigations micro-macro

L’« agrégat bâti » est un ensemble d’unités bâties situées à une distance inférieure à 100 mètres. L’agrégat se différencie ainsi de l’agglomération telle que définie par l’Insee comme « zone de bâti continu » ne présentant pas de « coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions », et dont l’acception est par trop assimilée à la ville.

La construction des agrégats bâtis a permis dans un premier temps de spécifier leurs caractéristiques morphologiques, puis d’observer les différents processus de leur transformation sur un demi siècle (1962- 2010).

La densité bâtie d’un agrégat est déterminée en rapportant l’emprise au sol des batiments qu’il regroupe à sa surface totale.

soit directement corrélé à la superficie des communes.

Au plan macro, la question des modes de répartition des établissements humains, des distances qui les séparent et de l’offre de services dont ils disposent, est apparue cruciale. L’observation des échantillons régionaux à partir de ces critères montre en effet des différences et des similitudes qui trouvent principalement leur origine dans le substrat rural dont ils sont issus et qui éclairent leurs processus de mutation.

Certains des principaux acquis de cette démarche remettent pour partie en cause la vision conventionnelle de la mutation de ces territoires, réduite trop souvent au couple « mitage de la campagne » et « étalement urbain ». Ils concernent en particulier les processus de transformation physique de ces agrégats durant ans une vision diachronique limitée à ces 50 dernières années (1962-2010), ainsi que l’évolution de l’occupation de ces territoires, que la combinaison de ces évolutions façonne.

Caractéristiques morphologiques des agrégats

L’adoption d’une focale rapprochée pour observer de manière détaillée les différents échantillons régionaux amène au constat d’une très grande diversité de taille et de répartition des agrégats 3 qui témoigne de distribution contrastée du bâti résidentiel, plus ou moins aggloméré ou dispersé au sein des territoires d’étude. Ce constat est fait aussi bien à l’échelle des échantillons régionaux (de 1 000 à 1 500 agrégats en Lorraine ou en Picardie à plus de 9 000 agrégats en Rhônes-Alpes, Aquitaine ou Midi-Pyréennées), qu’à l’échelle de la commune (une moyenne de 7 à 10 agrégats en Lorraine ou en Picardie, autour de 70 en Loir-et-Cher et en Midi-Pyrénées, et jusqu’à presque 100 en Bretagne) 4. Quel que soit le nombre d’agrégats, il en résulte cependant une distance moyenne relativement faible entre eux : autour de 700 à 800 m en moyenne, 500 m là où ils sont les plus nombreux, et au plus 1 700 m.

Processus de transformation des agrégats : une approche diachronique

L’observation à la même échelle de l’évolution morphologique des agrégats sur un peu moins d’un demi-siècle (1962-2010) a mis en lumière trois principaux processus de transformation – extension à la périphérie de l’agrégat, jonction entre deux ou plusieurs agrégats, densification interne par inclusion – qui se combinent de toutes les façons possibles.

On a ainsi observé que, à l’échelle de l’agrégat, les nouvelles constructions apparues durant ces cinquante dernières années ont été réalisées presque exclusivement à partir des agrégats existants, majoritairement en individuel diffus 5 et, pour le reste, à partir de formes urbaines génériques (lotissement de plus ou moins grande dimension, petits collectifs…). La presque totalité des agrégats existants en 1962 a par ailleurs connu une augmentation de sa surface bâtie. À l’inverse, tandis qu’une faible proportion d’agrégats résidentiels a vu le jour ex nihilo (9 % en moyenne), sans que cela puisse être directement corrélé à la plus ou moins grande concentration et/ou dispersion d’origine, ni au dynamisme démographique régional. Par exemple, à nombre d’agrégats équivalents en 1962 (autour de 9 400), l’augmentation de leur nombre en 2010 est de 1 % en Rhône-Alpes et de 10 % en Midi-Pyrénées. De la même manière, on constate une augmentation de 2 % en Limousin et de 16 % en Loir-et-Cher pour un nombre équivalent d’agrégats en 1962 (autour de 4 200). Les nombreux agrégats apparus hors de toute implantation existante sont en fait liés pour l’essentiel à des fonctions de production (bâtiments agricoles ou artisanaux, zones d’activités…) ou commerciales (moyennes ou grandes surfaces), du fait notamment des réglementations qui autorisent leur implantation hors des espaces déjà urbanisés.

À l’échelle globale des territoires d’étude, on constate une augmentation généralisée de la surface totale des agrégats, quelle que soit leur catégorie et la dynamique démographique des régions concernées. Le développement du bâti se révèle ainsi extrêmement diffus suivant un processus qu’on pourrait qualifier de fractal dans la mesure où il s’observe à toutes les échelles d’établissements humains. On n’est donc pas en présence d’un processus d’étalement de l’urbanisation « en tache d’huile » à partir d’une centralité dominante, mais plutôt de sa diffusion au sein d’un semis préexistant d’ensembles bâtis.

Cette répartition diffuse de la construction résidentielle a notamment pour conséquence le maintien, pour le moins, de la densité bâtie d’origine des agrégats dans le cas de l’évolution globale de leur bâti, et parfois même son augmentation dans le cas de construction à l’intérieur de leur enveloppe d’origine (inclusion) ou de son extension.

Distribution territoriale des populations : une forte prégnance des substrats ruraux

Le rapprochement des données démographiques et d’usage du sol propres aux différents échantillons régionaux a permis de déterminer la distribution de leur population au sein des différentes catégories d’établissements humains – ville, bourg, village, hameau – que l’on a dénommé ici leur granularité. Il émerge de cette approche des images extrêmement contrastées des situations régionales.

On constate en effet que 94 % des habitants du site picard et 92 % du site lorrain vivent dans des agrégats de plus de 100 habitants tandis que 55 % des habitants du site limousin vivent dans des agrégats de moins de 100 habitants, dont 36 % dans des hameaux (de 15 à 99 habitants). La maison isolée (1 à 4 habitants) n’accueille qu’une très faible part des populations (1 % des Picards et des Franciliens et 6 % des Limousins). C’est la classe des bourgs (entre 500 et 2000 habitants) qui concentre les plus fortes proportions de population : 36 % en Picardie, 63 % en Île-de-France et, malgré tout, 27 % en Lorraine.

L’organisation territoriale des espaces d’urbanisation dispersée reste donc encore en grande partie issue des divers substrats ruraux hérités ; elle suit sa propre logique endogène. Ainsi de l’openfield qui configure l’organisation en villages et villes de la Picardie ou de la Lorraine, ou du bocage très prégnant en Limousin ou en Bretagne. Les formes et processus d’urbanisation de ces espaces sont ainsi davantage à appréhender à partir de ce substrat rural que de la ville dont ils constitueraient l’extension urbaine.

Évolution démographique et occupation des territoires : des dynamiques complexes qui impactent les différentes classes d’agrégats

La simple comparaison diachronique du nombre d’agrégats appartenant aux différentes classes est apparue tout à fait insuffisante pour cerner la réalité de l’évolution de l’occupation des territoires. Les évolutions ne se limitent pas à une augmentation ou une diminution interne à chaque classe d’agrégats, mais l’analyse menée sur la base des différents processus d’évolution des agrégats tels qu’ils viennent d’être décrits, a permis de rendre compte précisément des très nombreux changements de classes qui se sont opérés, en particulier par jonction d’agrégats. Ainsi, le plus souvent, les agrégats de classes inférieures sont « annexés » par ceux de classes supérieures : par exemple, hameaux que le bâti récent édifié à leur interface constitue en village ; ou villages et hameaux absorbés par le bourg ou la ville situés à proximité.

Il en résulte une très grande complexité des processus d’évolution de l’occupation des différents territoires par les établissements humains. Ils se différencient en fonction du réseau urbain hérité notamment

Granularité
Une caractérisation de la distribution territoriale des populations

Dans un premier temps, la population des communes (recensement de l’Insee) composant un territoire est répartie dans les agrégats bâtis en fonction du nombre de logements qu’ils regroupent (fichiers fonciers de la DGFiP). Ce rapprochement permet ensuite de classer les agrégats bâtis sur la base d’une catégorisation des établissements humains issue de la géographie ruraliste : hameau, village, bourg, (petite) ville. Les seuils retenus sont : 1 à 14 habitants : maison isolée et groupe de maisons isolées ; 15 à 100 habitants : hameau ; 100 à 500 habitants : village ; 500 à 2 000 habitants : bourg ; 2 000 à 20 000 habitants (les villes de 20 000 habitants et plus sont exclues des prélèvements territoriaux).
Pour un territoire donné, sa granularité est fonction de la distribution de sa population dans ces différentes catégories d’établissements humain, davantage concentrée dans les petites villes ou les bourgs comme en Lorraine ou en Picardie, ou dispersée dans les villages et les hameaux, comme en Normandie ou en Limousin.

des « structures agraires » 6 et des dynamiques démographiques, avec cependant une certaine similitude dans le processus de renforcement des bourgs, en population et en nombre, comme classe intermédiaire d’agrégats entre villages et villes. La catégorie des bourgs (500 à 2000 habitants) a concentré la croissance démographique et bâtie la plus forte dans chacun des sites d’études (30 % en Limousin, 50 % en Picardie et 100 % en Île-de-France). En Picardie et en Limousin, les bourgs existants en 1962 n’ont pas changé de classe, tandis que, en Île-de-France, près de la moitié sont passés dans la classe des « villes ». L’augmentation du nombre de bourgs depuis 1962 est liée à la croissance d’agrégats de taille inférieure (villages). Les processus d’extension et de jonction des agrégats bâtis ont eu pour conséquence une intégration progressive des zones d’habitation anciennement isolées (moins de 15 habitants) au sein de villages puis de bourgs.

Figure 3 Typologie des processus d’évolution morphologique des agrégats bâtis.

Diffusion démographique et agrégation du bâti, plutôt qu’étalement urbain

Qu’elle ait porté sur l’organisation et la distribution des espaces bâtis ou sur la répartition de la population au sein de leur différentes classes, cette démarche qu’on qualifiera de « discrète » au sens géométrique du terme, apparaît tout à fait pertinente pour appréhender les spécificités morphologiques et organisationnelles de ces espaces. Elle met en évidence leurs très grandes diversité et différences, sans doute plus grandes entre les « campagnes » qu’entre les « villes » de deux mêmes régions (par exemple entre échantillons picard et limousin et entre Limoges et Soissons).

Cette démarche révèle par ailleurs le caractère inapproprié pour analyser les espaces d’urbanisation dispersée des outils, concepts et méthodes issus des travaux portant sur la morphologie des villes qui privilégient la continuité bâtie propre au phénomène d’agglomération et de concentration dont elles tirent de leur côté et depuis toujours leur singularité.

  1. Baratucci C., 2006, Urbanisations dispersées, Presses universitaires de Rennes
  2. Brès A., 2015, Figures discrètes de l’urbain, à la rencontre des réseaux et des territoires, MétisPresses.
  3. Contrairement à ce que permettent les outils conventionnels d’analyse de l’occupation du sol tels que CorineLandCover qui « gomment » les espaces bâtis de
    faible superficie.
  4. Ne sont pris en compte que les agrégats incluant de l’habitat.
  5. Ce qui corrobore les analyses de Jean-Charles Castel, « Coûts immobiliers et arbitrages des opérateurs : un facteur explicatif de la ville diffuse », Annales de la recherche urbaine, n° 102, 2007, pp. 89-96.
  6. Lebeau R., 2012 [1969], Les Grands Types de structure
    agraire dans le monde, Armand Colin.