Création de l’espace public d’une ville balnéaire, »Viale Ceccarini » à Riccione (Italie)

Dans les stations balnéaires, la pratique de la consommation prend une dimension toute particulière parce qu’elle voit l’imbrication de deux imaginaires (« le désir de rivage » 1 et le shopping), et de deux lieux (la plage et l’espace urbain).

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Lieux et expériences sont indissociables 1, mais cette liaison est encore plus évidente dans les destinations touristiques. De ce point de vue, le cas de Riccione est intéressant car cette localité balnéaire, dans la seconde moitié du XXe siècle, a lié son image non seulement à la mer, mais aussi « à la route des boutiques ». Riccione, fraction de la ville de Rimini jusqu’en 1922, est une localité balnéaire de 35 000 habitants qui est devenue une des capitales du tourisme balnéaire européen (en 2015, elle a enregistré 3 500 000 nuitées). Cette ville se trouve dans la zone italienne qui a su le mieux exploiter les opportunités touristiques de la seconde moitié du XXe siècle : les provinces côtières de la région Emilia Romagna. Elle s’articule autour de deux axes : une première rue (nord-sud), la Via Flaminia, sur laquelle s’est installé le village originel, et une seconde rue d’environ un kilomètre (estouest), qui prendra la dénomination de Viale Ceccarini en 1912, étroit chemin de campagne qui conduisait du village à la mer 2. La petite gare ouverte en 1865 (sur la voie ferrée entre Milan et Ancône) l’a divisé en deux parties, connues sous les noms de lato Paese (côté de la ville) et lato Mare (côté de la mer). Ce lato Mare, d’une longueur d’environ 400 mètres, a acquis une importance primordiale, car elle est devenue le centre de la vie sociale et touristique de la ville : elle est devenue très rapidement le symbole du nouveau style de vie que la société de consommation a rendu possible après-guerre.

La rue, symbole de l’identité locale, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale

Au tournant des XIXe et XXe siècles, cette rue est la seule voie de communication entre le village et la mer. Quelques villas sont construites sur ses abords, à la suite d’un lotissement, par un comte au cours des années 1870 3. Les premiers entrepreneurs touristiques, parfois originaires d’autres localités, et de nouveaux arrivants s’installent dans le village. Ils forment ainsi une élite, même si les commerces le long de la Viale Ceccarini peuvent être très modestes, comme la salsamenteria Del Bianco et la boucherie Mancini. Maria Boorman Wheeler, veuve du Dr Giovanni Ceccarini en 1888, consacre le reste de sa vie au travail de charité pour toute la communauté locale. L’impulsion qu’elle a donnée à l’économie locale était telle qu’en 1912, l’administration de Rimini décide de donner son nom à la rue. Une volonté d’autonomie municipale commence à émerger au début du XXe siècle. Dans le cas de Riccione, en plus de la figure habituelle du pasteur et du médecin s’ajoute celle de l’hôtelier Sebastiano Amati, entrepreneur qui, en 1901, inaugure un hôtel le long de la rue 4. La poussée vers l’indépendance conduit à la mise en place de la Pro Riccione, société en faveur de l’amélioration des conditions et des services de la ville, et d’une commission exécutive qui, en 1919, propose au gouvernement italien l’instance de séparation de Rimini. Après avoir obtenu son autonomie municipale en 1922, Riccione s’engage dans un processus de construction identitaire. À partir de 1928, la ville se dote de sa propre agence de promotion (société de soins, de séjours et de tourisme) qui s’occupe de la publicité (y compris à l’international) et de la gestion de la plage. Viale Ceccarini, qui possède déjà d’une connotation touristique, représente un point de liaison entre les activités des touristes et celles des résidents. Pour l’année 1925, les registres du cadastre montrent que le Viale Ceccarini compte 106 bâtiments (appartenant à 77 propriétaires différents, pour la plupart des propriétaires locaux 5) dont 41 bâtiments sont utilisés pour les grandes vacances 6. À côté des structures privées destinées à la consommation locale, se situent – bien qu’en moins grand nombre – les premiers lieux saisonniers de sociabilité et de restauration (figure 2). Pendant les années 1920 et 1930, la valeur symbolique de la Viale Ceccarini est liée aux événements politiques italiens : Benito Mussolini, le dictateur qui a conquis le pouvoir en 1922, originaire de la ville voisine Predappio, a l’habitude d’y passer ses vacances. En 1926, le lato Mare est re-stylé pour lui donner une forme plus propice aux promenades. La chaussée du Viale est équipée de nouveaux trottoirs, d’éclairages modernes, de parterres de fleurs. Face à la mer est construite une vaste place, sur laquelle se trouve l’hôtel fréquenté par la famille Mussolini. Leur entrée sur la plage ainsi que leur bain constituent un événement suivi par des foules de baigneurs curieux (souvent indiscrets) et par les lecteurs de magazines. En 1934, le Duce acquiert une villa à quelques mètres de Viale Ceccarini (une sorte de consécration). Beaucoup de représentants importants du régime imitent Mussolini et font tout leur possible pour acheter les habitations adjacentes. Le côté mer devient ainsi un lieu où il faut voir et être vu. Par contre, le côté campagne représente le lieu du développement d’un consensus politique. Ce n’est pas par hasard si, non loin des bureaux de la mairie, en octobre 1929, est inaugurée la Casa del Fascio (le bâtiment utilisé pour abriter le siège du parti fasciste et les nombreuses associations liées). Sous ses balcons, il y a des défilés et des rassemblements politiques ou populaires qui aboutissent à la création, en 1939, d’un impressionnant théâtre au plein air pouvant accueillir plus de 4000 personnes. Son inauguration par le Duce fut un grand succès… qui ne put être reproduit l’année suivante à cause de la Guerre. Les flux touristiques croissent : en 1936 les arrivées atteignent presque les 34 000 personnes, dont 16 % en provenance de l’étranger. Le Palais du Tourisme, ouvert en 1938, est un impressionnant bâtiment pour les divertissements, les expositions et pour les services de promotion du tourisme.

Viale Ceccarini et l’imaginaire touristique dans l’âge d’or du tourisme de masse

Avec l’âge d’or du tourisme de masse, et grâce aux investissements de la classe moyenne locale, Riccione, comme Rimini, se développe rapidement (figure 1). De nombreux hôtels sont créés, et même quelques hôtels de luxe (comme le Grand Hôtel et l’Hôtel des Bains) construits avec des investissements provenant de l’extérieur. En 1949, il y avait 132 hôtels. En 1961, il y en a 658 et on atteint 3,2 millions de touristes. Malgré ces nouveaux flux touristiques composés principalement de membres des classes moyennes et populaires (artisans, commerçants et aussi les premiers ouvriers), Riccione développe son image glamour, véhiculée par les articles publiés durant les mois d’été par le Corriere della Sera (à l’époque, le journal le plus lu en Italie, en particulier par la bourgeoisie milanaise). Un décalage intervient entre l’image présentée aux touristes et la fréquentation réelle des lieux, que sont la plage (bien sûr) et Viale Ceccarini, « le mille d’or », « la vitrine magique », avec sa concentration de cafés, de lieux de rencontre et de boutiques. « Le soir, Viale Ceccarini, c’est comme la Fiera di Milano dans les jours de fête », écrit un journaliste en 1961 7. Les boîtes de nuit rivalisent avec les chanteurs célèbres, les juke box proposent des chansons adaptées à une clientèle non-italienne, principalement allemande, tandis que divers concours et festivals donnent une touche de glamour supplémentaire à la ville. Pourtant, Riccione se présente désormais comme une destination de masse capable d’accueillir toutes les classes sociales 8. Ce sont les cafés, les boites de nuit, les restaurants, les boutiques qui ont permis la transformation du chemin boisé de Viale Ceccarini en défilé de personnes riches et célèbres en quête de visibilité, dans une sorte de dolce vita sur la côte de l’Adriatique. Les boutiques de Viale Ceccarini (en particulier les boutiques de vêtements) attirent la clientèle haut de gamme. Le succès est obtenu grâce à la qualité des produits vendus, introuvables à Milan ou à Rome. Certains commerçants, comme Oscar Del Bianco (l’inventeur du shopping à Riccione9) et Anna Maria Meris, parviennent à anticiper les tendances en recherchant les dernières modes à l’étranger. Les célébrités ne viennent plus pour s’exhiber, mais pour faire des achats. Le produit « shopping » a permis à Viale Ceccarini de continuer – avec une image renouvelée – à être une « vitrine nationale ». Les boutiques participent à la vie nocturne qui caractérise Viale Ceccarini dans ces années. Le mythe de Riccione comme lieu de rencontre de la vive et élégante bourgeoisie italienne, est renforcée au cours des années 1960, quand le miracle économique rend les voitures et les vacances à la mer accessibles à une partie croissante de la classe moyenne. Les entrepreneurs et les professionnels des principales villes italiennes, de Milan à Bologne, de Parme à Vérone, se rencontrent dans cette partie de l’Adriatique et montrent leur richesse sur Viale Ceccarini : une Ferrari, une moto, les costumes sur mesure, une longue série d’achats effectués directement à Riccione… En 1968, le Corriere della Sera écrit : « Cette année, il y a eu le boom des boutiques, Yvonne Cartier, Bayka, Pam Pam, Vania Protti, Big boutique, sont apparues l’une après l’autre, comme des fleurs tropicales. Habitués au bazar avec les boules et les manteaux exposés sur les trottoirs, beaucoup pensaient que ces boutiques élégantes, mieux adaptées à Via Condotti ou à Via Montenapoleone qu’à Viale Ceccarini, la rue principale de Riccione, auraient fait peu d’affaires. Au contraire, elles sont en plein essor »10. Riccione peut rappeler la ville de Bath du début du XIXe siècle, une ville où personne n’aurait osé assister à une fête sans acheter des vêtements à la dernière mode dans les ateliers locaux. « Même dans la mode, chaque année, Riccione tente de dicter sa loi. Par exemple, à Rimini, Cesenatico, Milano Marittima, bref, dans toutes les plages de l’Adriatique, on rencontre assez souvent des filles habillées avec des bermuda shorts, ces pantalons ni courts ni longs qui arrivent deux doigts au-dessus du genou. À Riccione, même si nous restons pendant deux heures au Canasta, le café le plus mondain où, à la fin de la journée, passe toute la ville, c’est impossible d’en voir quelquesuns. Les bermudas étaient à la mode il y a deux ans, encore l’année dernière, certains les portaient, cette année est impossible, ils sont certainement out… Cette année, il y a la mode des minirobes… Les vitrines des boutiques de Viale Ceccarini – il y en a une infinité, très élégantes ou moins originales – en sont pleines »11. Du Metropole au café Canasta, du Valleverde (à quelques mètres de Viale Ceccarini) au Savioli (le plus important de tous et l’un des rares près de la marina), de multiples divertissements sont proposés. L’entreprise de séjour développe également des politiques promotionnelles et organise des événements et des spectacles 12.

Depuis les années 1980 : un centre commercial en plein air

En 1989, le Viale Ceccarini est bouleversée. Le tronçon de la rue du côté de la mer devient piétonnier. Cette réhabilitation urbaine a été impulsée par le maire Terzo Pierani, non sans difficultés, sur fond de dissensions internes au parti en charge de la commune, d’opposition initiale des commerçants 13 et de manque de crédits. La dépense a d’ailleurs été réduite de moitié (abandon des fontaines, de l’aménagement d’une place…). Le soutien des électeurs et des commerçants du Viale a été progressif mais c’est grâce aux commerçants « historiques », en particulier à Oscar del Bianco, qu’un accord a été scellé.

Ce choix stratégique est littéralement imposé par l’administration qui, pour régénérer le Viale, veut, dans le même temps, renouveler l’ensemble des expériences touristiques de Riccione. Ce n’est pas par hasard que le renouvellement urbanistique commence à partir d’un lieu déjà privilégié, pour s’étendre au reste de l’espace littoral. Il s’agit également de limiter le divertissement bruyant, jugé inapproprié et incompatible avec le changement de la demande touristique : « C’étaient des disco clubs à succès, mais il fallait les déplacer à l’extérieur, parce qu’ils dérangeaient le tourisme résidentiel. Les touristes doivent pouvoir de dormir »14. Comme un peu partout dans le monde, le disco club laisse alors la place aux discothèques. Celles-ci s’établissent sur les collines de Riccione, et obtiennent une renommée internationale (par exemple le Cocoricò, le Prince, le Peter Pan et le Pacha). Dans l’intention du conseil municipal, la nouvelle image du Viale doit être celle d’un tourisme de qualité. Pour cette raison, les administrateurs prennent comme point de référence les principales avenues commerçantes de Milan, et non celles d’autres destinations touristiques balnéaires. L’inauguration du nouveau Viale (défini par le principal journal local – non sans mettre en évidence les diverses controverses – comme un « salon », « le Capitole sur la mer », le « mégaprojet de Pierani », « un lieu de rencontre idéal pour voir et pour être vu » 15) a généré une forte incitation à améliorer les activités commerciales et de restauration. La piétonisation de la rue a stimulé l’ouverture des boutiques, les jours de fête. En 1990, un consortium entre les commerçants du Viale est mis en place, « pour faire système, de façon à avoir davantage de pouvoir de négociation avec l’administration municipale » 16. Il se révèle à ce moment vital pour la création d’événements dans la zone piétonne et pour promouvoir la desaisonnalisation de l’offre touristique. L’association, composée d’un noyau d’environ 70 commerçants, aide à gérer ce qui peut être appelé un centre commercial en plein air 17. La relation entre les boutiques, les magasins et les franchises, a progressivement évolué. En 1989, sur la partie désormais piétonne de Viale Ceccarini, près de la moitié des 81 activités énumérées sont directement liées à la vente de vêtements. Plus précisément, il y a 7 merceries/ateliers et 32 boutiques, dont seulement 6 mono-marque. Or un changement s’opère en ce début de XXIe siècle, causé par l’absence de renouvellement des générations, l’augmentation du prix de location et la crise économique qui a frappé plus durement les petites boutiques : les grandes chaînes s’installent, désireuses d’avoir dans cette rue leur vitrine phare.

Riccione comme création communautaire d’un centre commercial en plein air

L’interaction entre les intérêts publics et privés a sûrement été facilitée par la distribution de la propriété. Aux abords du Viale, la nombreuse petite propriété ne permettait pas à une personne de prendre en charge un projet unitaire à très grande échelle. Une multitude de petites activités et d’entreprises s’est donc implantée, tandis que l’administration tâchait d’exercer un rôle de coordination et de recomposition de cet espace selon une vision unitaire. Le petit entreprenariat crée les lieux où les pratiques de consommation se développent, l’administration publique définit les caractéristiques du territoire dans lequel l’investissement privé prend forme, puis construit et promeut l’image de la localité. Autre aspect important : le centre de cette nouvelle ville, autonome depuis 1922, ne s’est pas construit autour de l’hôtel de ville ou de la cathédrale, mais autour du Palais du Tourisme (siège de l’Agence municipale pour les activités de promotion touristique) et le long d’un boulevard qui est devenu le vrai et unique symbole de la ville, tout particulièrement le segment de 400 mètres de long qui va de la voie ferrée à la mer. D’un point de vue urbanistique, les échanges entre le monde des populations locales et celui des populations touristiques se sont concentrés sur le Viale Ceccarini, avec comme corollaire le shopping, une de ces expériences qui permettent cette interaction. Les attentes des uns et des autres permettent la construction et le renouvellement, ensemble, du visage et de l’identité de la ville.

  1. D. Timothy, Shopping Tourism, Retailing and Leisure, Channel View Publications, coll. « Aspects of Tourism », Bristol, p. 11, 2004.
  2. À l’origine, elle est dénommée Viale Viola, qui, dans le latin médiéval, signifiait route étroite. Cf. Patrizia Bebi, « Oreste Delucca, I Ceccarini a Riccione », in R. Bagni (Ed.), Tracce di Storia, Riccione, Comune di Riccione, 1997, p. 61-67.
  3. « L’allotissement de la terre a permis la construction d’un plan d’aménagement où il y avait un grand nombre de rues et avenues tracées intersecté, avec la cession des lots de sorte que chaque maison avait son propre jardin, décrivant jusquelà la physionomie de la ville-jardin, allongé sur le Lido ». G. Borghi, Riccione, origini e sviluppo di un centro balneare, Riccione, Famija Arciunesa, 2002 (édition originale, 1935), p 33.
  4. R. Francesconi, A. Spadoni, Sebastiano Amati : genealogia di una famiglia e di una città, Raffaelli, Rimini, 2016.
  5. Rimini, Archives de l’État, Catasto storico comune di Riccione 1922-1970.
  6. Il y a environ 27 villas/maisons d’été, 8 hôtels et 6 lieux
    de rafraîchissement/divertissement.
  7. « I colmi del frivolo, notte e dì a Riccione », Corriere della Sera, 27 juillet 1961.
  8. « L’invasione provvidenziale », Corriere della Sera, 13 juin 1963.
  9. Giovanna Greco, « Viale Ceccarini a Riccione », dans Romagna ieri, oggi, domani, n. 8, août 1989.
  10. « A Riccione notte e giorno feste per tutti i gusti », Corriere della Sera, 18 juillet 1967.
  11. « Riccione spiaggia mondana », Corriere della Sera, 19 juillet 1968.
  12. Riccione, Archive Azienda di cura soggiorno e turismo della città di Riccione.
  13. Entretien avec Terzo Pierani, Riccione, le 16 novembre 2015 ; le parti communiste dirige la ville à l’époque, après avoir obtenu 65 % des voix, mais les habitants et les commerçants de la rue y sont hostiles.
  14. Entretien avec Terzo Pierani, Riccione, le 16 novembre 2015.
  15. La presa del Viale, Il Resto del Carlino, 3 juin 1989.
  16. Entretien avec Oscar Del Bianco, créateur du Consortium Viale Ceccarini, Riccione, le 3 mars 2016.
  17. Entretien avec Giorgio Mignani, Riccione, le 29 octobre 2015.