Japon-Chine, d’une bulle à l’autre

par | 7 Sep 2014 | Marchés | 0 commentaires

L’agitation sur le retournement des marchés immobiliers en Chine n’est pas sans évoquer les craintes qu’avaient soulevé le dégonflement brutal de la « bulle financière » au Japon pendant les années 1990. À l’époque, on s’en souvient, le concept de bulle immobilière était encore confiné à des cercles académiques. Mais la flambée spectaculaire des actifs boursiers et fonciers au Japon incarnait si admirablement l’idée d’un décrochage des valeurs des actifs face à l’évolution économique du pays que la notion de bulle s’est imposée dès avant la débâcle du secteur bancaire. Plus près de nous, en 2008, la bulle – désormais bien campée dans le glossaire médiatique – a frappé une nouvelle fois les marchés immobiliers par le jeu de l’endettement subprime aux États-Unis, avec l’impact que l’on connaît sur l’économie mondiale. Bien que vingt années séparent les cycles fonciers/immobiliers chinois et japonais, ceux-ci partagent pourtant d’importants points communs qui les distinguent nettement du phénomène nord-américain. Un regard intemporel sur ces deux mécanismes spéculatifs fait ressortir plusieurs convergences remarquables.

Une industrie au coeur des modèles de développement économique

Au-delà de l’approche culturelle sur le fond commun confucianiste, la conception développementaliste de Chalmers Johnson permet de comprendre ce qui rapproche les expériences du Japon et de la Chine à vingt années d’intervalle. Le politiste américain a mis en lumière le rôle crucial du MITI 1 dans la conduite de l’économie nipponne au cours de La Haute Croissance (1955-1975), ce qui l’a amené à élaborer le concept de « l’État développeur ». À l’opposé de la figure étatique peu interventionniste nord-américaine, le modèle développementaliste se caractérise par une bureaucratie éclairée, relativement indépendante du pouvoir politique, qui assure la coordination du développement industriel au moyen d’un pilotage étroit de l’économie. Cette conceptualisation a été reprise pour qualifier les formes de capitalisme développées dans d’autres pays d’Asie orientale, notamment la Chine. Un tel modèle n’est pas sans conséquence sur l’économie foncière. Dans plusieurs États développeurs asiatiques, dont le Japon et la Chine, le foncier endosse plusieurs fonctions de première importance : il constitue la ressource primaire d’un secteur désigné comme pilier de l’économie, joue un rôle déterminant dans la sécurisation du crédit et redistribue à l’État une partie significative des revenus qu’il génère 2.

Une grande caractéristique de l’État développeur est de privilégier le système de la banque principale comme pourvoyeur de capitaux pour l’économie 3. Ce choix permet de canaliser les flux financiers vers des industries cibles au moyen d’un strict encadrement du crédit. Au Japon comme en Chine, le crédit bancaire est dirigé essentiellement vers une catégorie particulière d’acteurs économiques, les conglomérats privés dans le premier cas (keiretsu), les entreprises d’État dans le second (state-owned entreprises, SOEs). Il s’ensuit une tendance au surendettement de ces acteurs, qui devient particulièrement manifeste lorsqu’intervient une phase haussière de cycle foncier/immobilier.

Dans une telle situation, les groupes « champions » de l’État profitent doublement de leur accès privilégié au financement bancaire, à la fois en tant que producteurs (développement d’activités immobilières par le groupe) et investisseurs (acquisition d’actifs fonciers/immobiliers). En Chine, l’avantage consenti aux entreprises publiques est bien plus marqué encore qu’au Japon, car celles-ci reçoivent les trois-quarts des prêts bancaires (issus des quatre plus grandes banques publiques) et accèdent en priorité à la ressource foncière grâce à leurs liens étroits avec les municipalités 4.

Le quartier d’affaires de Lujiazui à Pudong vu depuis le Bund. On aperçoit la Shanghai Tower en construction. Ce gratte-ciel de 632 mètres et 127 étages sera le plus haut de Chine. Il se situera au second rang mondial derrière la tour Burj Khalifa à Dubai. Construit par le groupe chinois Shanghai Construction Group, il incarne la montée en puissance des opérateurs chinois dans l’immobilier, face au Shanghai Financial Center (juste à côté) qui avait mobilisé la technologie japonaise.

Comme le système de la banque principale n’incite pas à développer des compétences d’évaluation du risque, les banques ont tendance à s’appuyer sur des garanties immobilières pour octroyer des crédits. Aussi, lorsque l’économie japonaise entre à la mi-1980 dans la phase ascendante de son cycle foncier, la hausse des prix des terrains entraîne un accroissement mécanique de la capacité d’endettement des emprunteurs, provoquant une accumulation de créances dont une grande partie vient alimenter la « bulle financière ».

On retrouve une même logique circulaire en Chine, mais le statut public des sols change la donne. Ici, ce sont les municipalités, rendues souveraines dans la gestion des terrains, qui sont les principaux bénéficiaires du nantissement foncier. Les municipalités se nourrissent doublement de la rente urbaine : en captant les plus-values foncières issues de la conversion des terres agricoles en terrains constructibles ou de la requalification d’îlots urbains, et en concédant des droits d’usage forfaitaires dont les montants s’apparentent à des valeurs foncières 5. Les collectivités locales sont seulement tenues de verser des indemnités aux occupants des terrains. En effet, dans les zones agricoles, les terres sont détenues par des collectivités villageoises et les indemnités d’expropriation sont négociées avec les cadres administratifs locaux, peu exigeants. Dans les zones urbaines, le montant de l’indemnisation, également très bas au départ, s’est pourtant considérablement accru suite aux mouvements de protestation citoyens et à la résistance des occupants.

On estime que ces actions foncières concourent à près de 50 % des revenus locaux. Toutefois, les ressources des municipalités ne leur suffisent pas pour financer l’énorme fardeau des dépenses locales dont elles assument 85 % du coût. Elles souffrent d’un fort déséquilibre budgétaire lié à l’affaiblissement des transferts de l’État et à l’absence de fiscalité foncière locale. Mais elles ne sont pas autorisées à s’endetter.

La mise en place d’une fiscalité foncière locale bute sur deux principaux obstacles : la faible solvabilité d’une grande partie des propriétaires et l’obligation de transparence qui pourrait mettre à mal nombre de hauts dirigeants du pays. à ce jour, seules les villes de Shanghai et Chongqing ont testé la mise en place d’un impôt sur la propriété mais celui-ci ne frappe que les biens résidentiels de luxe. Pour financer les infrastructures nécessaires au développement économique de leur territoire, elles mettent en place des plateformes financières locales LGFV (Local Government Financial Vehicle) au travers desquelles elles contractent des prêts bancaires remboursés par les revenus des ventes foncières. Ces montages, destinés bien souvent à des infrastructures surdimensionnées anticipant l’expansion urbaine, sont garantis par les « banques foncières » locales. De tels arrangements encouragent la prolifération des plateformes LGFV par suite d’un alignement des banques sur une capacité d’emprunt en hausse. De sorte que la dette des collectivités locales qui est estimée officiellement à 27 % du PIB, grimperait jusqu’à 70-80 % de ce PIB selon certaines sources 5.

Le Japon des années 1980 présente également des comptes locaux déséquilibrés forçant les municipalités à recourir à des ressources extra-fiscales pour boucler leurs budgets. Ici, la comparaison avec la Chine reste pourtant limitée du fait de la pauvreté des réserves foncières publiques, de la faible intervention des municipalités nipponnes dans l’aménagement urbain et de leur recours aux marchés obligataires. Cependant, la flambée du prix des actifs produit un phénomène convergent d’accroissement des recettes publiques, via la fiscalité locale et les taxes d’État, qui explique l’apathie du gouvernement japonais face au mécanisme spéculatif. Cette complaisance de l’administration trouve son expression la plus aboutie dans le bâtiment où siège le gouvernement métropolitain de Tokyo, construit par Kenzo Tange dans le quartier d’affaires de Shinjuku-Ouest et répondant au sobriquet de « Tax tower ».

Prolifération d’instruments de financement non réglementés

Dans un système financier où le crédit bancaire est hautement contrôlé et la finance bridée, des solutions doivent être mises en oeuvre pour répondre aux besoins en capitaux de toute une variété d’agents économiques ne répondant pas aux normes du système. Au Japon et en Chine, des structures de financement se développent en marge du système bancaire tout en lui étant souvent associées, dans une zone grise échappant totalement ou partiellement au contrôle des autorités de régulation. La bulle foncière japonaise fait ainsi proliférer des établissements prêteurs secondaires hors de la tutelle des autorités financières. C’est le cas des non banks, institutions s’apparentant à des sociétés de crédit-bail, dont une partie est affiliée directement à des banques ou s’y associent au sein d’un même groupe. À partir de 1987, ces établissements deviennent un canal privilégié pour les acquisitions spéculatives d’actifs fonciers sous l’oeil peu vigilant de leur ministère de tutelle, le MITI. En 1990, on en dénombre 38 000, portant un encours de crédit supérieur à celui des prêts bancaires à l’immobilier 6. Leurs prêts se transformeront massivement en créances douteuses, voire irrécouvrables, que les banques devront éponger. Un même destin frappe les jûsen, sociétés de crédit immobilier servant de véhicule pour l’investissement spéculatif également créées par les banques. Mais dans ce cas, le contribuable devra y mettre de sa poche à hauteur de 6,8 milliards de dollars… une paille au regard du coût de la crise des subprime. La bulle fait aussi prospérer les sarakin, des officines de crédit usuraire qui ciblent les franges d’emprunteurs les moins solvables, PME et particuliers. Pratiquant des taux proches de 30 % quand le taux d’escompte frôle le zéro, les sarakin sont associées à des gangs mafieux, mais aussi pour les plus importants d’entre eux, à de grandes banques. L’explosion de la bulle a multiplié par quatre les faillites personnelles dans les années 1990 (40 000/an) et a propulsé le Japon au premier rang mondial des suicides. En Chine, des structures de crédit informel échappant au contrôle des autorités de régulation sont également très impliquées dans l’immobilier, mais à une tout autre échelle. Une large part de cette « finance de l’ombre » (shadow banking) est véhiculée par des structures de trust typiquement chinoises combinant plusieurs fonctions : fonds d’investissement, gestion d’actifs, gestion de patrimoine et services bancaires. Ces plateformes d’investissement jouent un rôle pivot dans l’économie car elles répondent à la double nécessité d’approvisionner en capitaux les entreprises du secteur privé, dont 90 % n’ont pas accès au crédit bancaire, et d’accroître la rémunération de l’épargne, d’un niveau exceptionnel de 51 % du PIB 7. Face aux taux réels faibles voire négatifs des comptes bancaires, les rendements souvent à deux chiffres des trusts apparaissent d’autant plus attractifs que ces véhicules sont parmi les rares alternatives de placement. Ils touchent plusieurs secteurs de l’économie, dont l’immobilier qui représente la moitié du montant global des actifs mobilisés par ce secteur 8.

« Les villes chinoises devraient connaître un afflux de 300 millions d’habitants d’ici 2030… »

On les retrouve également dans le financement des infrastructures urbaines, en parallèle aux plateformes LGFV. Ce mode de financement est bien plus coûteux que l’emprunt bancaire en raison de l’importante prime de risque que prennent les investisseurs sur ces placements peu sûrs. Plusieurs incidents ont confirmé le danger à exposer des capitaux sur ces plateformes. L’exemple le plus connu est le projet urbain de Kangbashi, un district de la ville d’Ordos située en Mongolie intérieure. Potentiellement riche en ressources minières, notamment des terres rares convoitées par les producteurs mondiaux de haute technologie, cette région aride semblait prometteuse à exploiter. La municipalité d’Ordos a envisagé l’expansion de son territoire par l’aménagement d’un nouveau district devant accueillir un million d’habitants à l’horizon 2020. Elle en a confié la réalisation d’une première tranche d’aménagement à un promoteur local, Ordos Jin’ao Property Development, lequel a monté un trust de 71,2 million de dollars US en recourant à des capitaux issus de tout le pays. Les investisseurs à qui l’on avait promis 10 % de rendement en ont été pour leurs frais : les ressources du tréfonds n’ayant pas été à la hauteur des attentes, le district de Kangbashi figure désormais en bonne place sur la liste des « villes fantômes ».

L’État s’efforce de réglementer le secteur des trusts depuis 2011, poursuivant l’objectif de le mettre aux normes de la finance internationale tout en exerçant un contrôle scrupuleux de l’investissement étranger. Cela ne règle pas pour autant les difficultés des acteurs privés à accéder au crédit, de sorte que la finance informelle a encore de beaux jours devant elle. Parmi ses composantes, l’usure est aussi couramment pratiquée en Chine, avec des taux qui s’établissent autour de 30-40 % par an. Il semble même que les banques s’y adonnent directement. C’est en tout cas ce que laisse soupçonner la « disparition » de 650 millions de dollars dans les comptes des quatre principales banques publiques en septembre 2013 9. L’apparente « immaturité » du système financier chinois peut surprendre à l’heure où les normes sophistiquées de la finance globale tendent à s’imposer partout. Gardons-nous cependant de souscrire à l’argument téléologique de la transition. Le gouvernement chinois a fait le choix raisonné de ne pas financiariser son économie à marche forcée selon les standards de Wall Street. Il ouvre une voie nouvelle en laissant se développer des circuits atomisés de financement non bancaire, essentiellement domestiques, qui protègent le pays de crises systémiques et de chocs externes. Cela permet aux élites chinoises de conserver à la fois leur pouvoir politique et économique, caractéristiques du capitalisme chinois 10.

Des bulles domestiques s’exportant à l’étranger

La faible implication des capitaux étrangers est une caractéristique marquante de l’actuel mécanisme spéculatif chinois. Ce trait, partagé avec le Japon des années 1980, tranche avec les ramifications planétaires du crédit subprime américain. Cependant, les deux pays asiatiques ont à cet égard suivi une trajectoire inverse. Dans les années 1980- 1995, le marché immobilier nippon était pour l’essentiel fermé aux étrangers. Bien qu’admis par la réglementation, les flux de capitaux transnationaux dans ce secteur étaient fortement découragés par l’absence d’interfaces permettant d’évaluer le risque dans un contexte international (données standardisées en anglais, cabinets de conseil et d’investissement spécialisés…) auxquels s’ajoutaient les multiples obstacles informels dressés par les acteurs locaux.

La situation a changé après l’éclatement de la bulle, avec le développement de l’intermédiation financière sous la forme des fonds privés américains, puis des J-REITs dans les années 2000 11. À l’inverse, les décennies 1980-1990 sont en Chine celles de la plus grande ouverture aux capitaux étrangers dans l’immobilier. Le gouvernement fait d’abord appel aux promoteurs du monde chinois 12 (Hong Kong et Singapour notamment), dans une bien moindre mesure japonais, pour construire des immeubles de bureaux aux normes internationales dans les grandes villes côtières. Viennent ensuite les opérations résidentielles de standing et les shopping malls, qui essaiment sur tout le territoire, en même temps que pénètre – au compte-goutte, car étroitement surveillé – l’investissement occidental. Ces projets luxueux entraînent un accroissement des prix qui culminent dans les plus grandes villes au début des années 2000. Les autorités imposent alors des mesures très restrictives envers l’investissement étranger à partir de 2006. Cette politique se durcit après la crise mondiale des subprime.

Depuis lors, si les groupes kongkongais et singapouriens 13 parviennent à maintenir une activité en Chine, l’intervention étrangère dans l’immobilier est désormais réduite, car les promoteurs chinois sont parvenus dans l’intervalle à remonter la chaîne de valeur à la faveur des transferts technologiques au sein des joint-ventures. Mis à part quelques promoteurs privés qui sont d’ailleurs aux premiers rangs mondiaux en termes de chiffre d’affaires (Vanke, Wanda…), les SOEs sont devenues les principaux acteurs de production immobilière en Chine. Gorgées de crédit facile et abondamment pourvues de ressources foncières, elles se livrent à une rude concurrence dans les grandes villes où certains de leurs projets résidentiels de luxe ont alimenté la flambée des prix. Les ventes immobilières sont soutenues là encore par la formidable demande de placement financier des classes moyennes et des entreprises. Pour diversifier l’offre de produits d’investissement sans développer la finance, l’État autorise depuis peu les particuliers à acquérir des biens dans des opérations programmées à l’étranger par des promoteurs chinois.

Les plus fortunés d’entre eux n’ont toutefois pas attendu ces mesures pour investir massivement, par des moyens détournés, sur des marchés jugés sans risque comme Londres, New York, Sydney, Melbourne, Vancouver et Singapour 14. Plusieurs analystes prévoient un retournement sévère de l’immobilier dans ces métropoles si la Chine devait connaître une grave crise financière. Pour les trois premières d’entre elles, cela signifierait un remake du dégonflement de la bulle nipponne qui avait également frappé Paris et les régions balnéaires du Pacifique prisées des touristes japonais (Guam, Hawaï et la Gold Coast australienne 15). Un autre trait commun remarquable de ces acquisitions étrangères est l’appétence des grands groupes chinois et japonais pour les icônes du capitalisme anglo-saxon (achat du siège de la Lloyds par Ping’An et du Chase Manhattan Plaza par Fosun, du Rockfeller Center par Mitsui et de la Columbia Picture par Sony) et d’un art de vivre à la française (achats de châteaux, tout particulièrement dans le vignoble bordelais pour les groupes chinois).

Le cas japonais peut-il se reproduire?

De telles convergences interrogent sur la future trajectoire de l’immobilier en Chine. L’expérience japonaise préfigurerait-telle une explosion de la bulle ? Ici, il faut bien convenir que la puissance explicative du cadre développementaliste trouve ses limites, d’autant que nous avons affaire à des contextes urbains et des régimes politiques radicalement différents.

Avant toute chose, au risque d’être trivial il convient d’insister sur le gigantisme du territoire chinois. La prise en compte de l’espace fait apparaître des décalages spatio-temporels dans les cycles immobiliers, accentués par l’action régulatrice de l’État. Shanghai, ville pilote des expérimentations urbaines pour le pays, en est déjà à son second mécanisme spéculatif, alors que Pékin – vitrine du régime – s’est ouverte tardivement à ce secteur. Pour l’heure, seule une ville connaît véritablement une crise financière consécutive à l’éclatement d’une bulle. Il s’agit de Wenzhou, ville moyenne d’un million d’habitants située à environ 400 kilomètres au sud de Shanghai. Terreau particulièrement fertile pour la prolifération de trusts et de prêts usuraires, Wenzhou a enregistré des pointes extrêmes de prix à 12 000 euros/m2 et connaît depuis deux ans des décotes de prix supérieures à 50 %.

La pluralité des contextes locaux invite donc à la prudence quant à l’interprétation du phénomène de bulle à partir de données de vacance, agglomérées à l’échelle du pays. Parmi les 65-70 millions de logements inoccupés annoncés, certains devraient rester durablement vacants, comme ce sera sans doute le cas dans le district de Kangbashi, surnommé « ville fantôme » et abusivement confondu avec la ville-centre d’Ordos 16. Mais une partie sera absorbée par l’urbanisation future, sachant que les villes chinoises devraient connaître un afflux de 300 millions d’habitants d’ici 2030 selon les projections de l’OCDE. On touche là également une différence majeure avec le Japon, où le phénomène de bulle est intervenu dans un contexte de « maturité » économique et urbaine. Le temps de la finance n’est cependant pas celui du marché et l’on peut donc prévoir une future destruction de richesse au détriment des épargnants, notamment dans les villes petites et moyennes de l’intérieur de la Chine.

D’autres éléments amènent à nuancer la vision catastrophiste de la bulle véhiculée par les medias occidentaux. D’abord, les risques de contagion liés à une crise immobilière sont limités par le faible endettement des ménages. Ensuite, l’État dispose de puissants leviers d’action pour réguler l’amplitude des cycles. Il a la haute main sur le crédit bancaire, contrôle indirectement l’offre foncière (par la gestion des carrières des cadres municipaux), les SOEs (qu’il peut contraindre à peupler des quartiers « fantômes » comme cela a été fait à Pudong) et la croissance des villes via le système du hukou (statut de résidence). Plus généralement, il a pu tirer les leçons des crises immobilières japonaise et américaine en évitant de déréglementer son système financier. Il faut noter en effet que la bulle japonaise a été le produit d’une déréglementation financière conduite à marche forcée, tandis que le mécanisme spéculatif observé aujourd’hui en Chine résulte à l’inverse d’un sous-développement des marchés financiers. La bulle nipponne est donc le symptôme d’un affaiblissement de l’État développeur qui cède une partie du contrôle économique à la finance, alors que celui-ci se refuse au contraire à céder du terrain en Chine. L’État chinois se trouve aujourd’hui face à un choix cornélien : soit il poursuit sa politique actuelle d’hypertrophie du crédit et il risque alors d’aggraver le gonflement du shadow banking, soit il engage des réformes pour développer le système financier et il court le danger de produire des crises systémiques. Pour l’heure, il semble vouloir suivre une voie médiane, consistant en une déréglementation très graduelle de la finance, pratiquée de façon expérimentale. Reste à savoir si les multiples leviers dont il dispose lui permettront de « piloter » efficacement le retournement des marchés immobiliers.

  1. Ministère de l’Industrie et du Commerce
    International, devenu METI (Ministry of Economy, Trade and Industry).
  2. Natacha Aveline-Dubach, Immobilier, la mondialisation, l’Asie, la bulle, Paris, CNRS éditions, 2008.
  3. Stéphanie Guichard, La défaite financière du Japon, Paris, Economica, 1999.
  4. Anthony Gar-On Yeh, « Dual Land Market and Internal Spatial Structure of Chinese Cities » in Laurence Ma and Fulong Wu (eds.), Restructuring the Chinese Cities: Changing Society, Economy and Space, Routledge, Abingdon, 2005, pp. 59-79.
  5. Claude Meyer, La Chine banquier du monde, Paris, Fayard, 2014.
  6. Natacha Aveline, La Bulle foncière au Japon, Paris,
    ADEF, 1994.
  7. Claude Meyer, op. cit., p. 173.
  8. Valeur fin 2012. KPGM, Mainland China Trust Survey 2012.
  9. WN com « China’s Dangerous Usury-Loan Bubble ». http://article.wn.com/view/2014/04/28/AP_survey_ China_s_lending_bubble_a_global_threat/
  10. Robert Boyer « How the specificity of Chinese capitalism explains its position in the world economy », Voces an el Fenix, n° 26, texte en anglais accessible sur le lien : http://robertboyer.org/download/How%20the%20specificity% 20of%20Chinese%20capitalism%20explains%20 its%20position.pdf
  11. Natacha Aveline-Dubach, « New Patterns of Property Investment in Post-Bubble Tokyo : the Shift from Land to Real Estate as a Financial Asset », in N. Aveline-Dubach, S.C. Jou, and H.H. Hsiao (dir., sous presse) Globalization and new intra-urban dynamics in Asian cities, Presses de l’Université Nationale de Taiwan, Taipei, p. 265-294.
  12. Liu Mei Hong Amy, David Zweig, « Hong Kong’s Contribution to Mainland China’s Property Sector, Helping to Turn Shanghai into a World City », Asia Survey, vol. 51, no 4, 2011, p. 739-768.
  13. Les promoteurs issus des régions administratives spéciales de Hong Kong et de Macau sont considérés comme des « étrangers » sur le continent chinois, mais ils accèdent plus facilement que les autres à la ressource foncière et échappent à l’obligation de constituer des entités chinoises pour réaliser leurs projets immobiliers. En revanche, rien ne justifie les importants privilèges dont jouissent les opérateurs singapouriens, s’apparentant à ceux des hongkongais.
  14. Au-delà des objectifs de placement, ces investissements visent aussi à garantir la sécurité familiale en cas de future « chasse aux sorcières » en Chine.
  15. David Edgington, 1995, « The Search for Paradize: Japanese Property Investments in North-America », Journal of Property Research, vol. 12, pp. 240-261.
  16. Kanbashi est un district d’Ordos, une ville de 1,3 million d’habitants qui se trouve être l’une des plus riches de Chine du fait de ses nombreuses ressources naturelles. De façon générale, les media qualifient abusivement de ‘villes fantômes’ des périmètres d’aménagement dans des espaces périurbains.

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