Opérateur foncier recherche théorie, désespérement

Qu’il soit lotisseur, promoteur ou aménageur, pour le professionnel dont la matière première est le terrain à bâtir, la décision la plus difficile, la plus angoissante qu’il ait à prendre, est le prix auquel il va l’acheter. S’il consent un prix trop élevé, il s’expose à se retrouver avec un stock de produits finis invendus, entraînant très rapidement la disparition de son entreprise. Mais si son évaluation est trop prudente, il ne parvient pas à acheter, et se trouve face au risque inverse, non moins grave pour sa survie : être à court de matière première. Entre l’apoplexie et l’inanition, la voie est étroite.

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Confronté à un arbitrage angoissant, il est naturellement à la recherche de tout moyen qui l’aiderait à faire une juste pesée. La maîtrise d’une théorie, lui serait précieuse pourvu qu’elle remplisse les conditions pour être qualifiée de théorie : qu’elle soit capable d’expliquer les valeurs foncières que l’on observe en fonction de paramètres physiques, économiques et sociétaux analysables, et qu’elle puisse anticiper celles que l’on observera en fonction de la variation de Fiderim ces mêmes paramètres.

Or, si notre opérateur se plonge dans la littérature académique sur le sujet et s’il la confronte à ce qu’il sait de l’hexagone métropolitain où il exerce son activité, il ne peut que constater, pour commencer, deux lacunes essentielles.

  1. Les théories, le plus souvent intitulées « modèles de formation des prix », ne proposent au mieux qu’une hiérarchie de ces prix : les terrains à bâtir sont plus chers que les terres agricoles ; les localisations centrales et accessibles sont plus chères que les périphéries ; et tous ces écarts varient en fonction de multiples paramètres, mais sans fournir de résultat en valeur absolue. Tout cela est de peu de secours pour un opérateur qui a besoin d’écrire un chiffre sur le chèque qu’il va signer chez le notaire.
  2. Aucune théorie n’a permis d’anticiper le mouvement tellurique qu’a été la hausse générale et continue des valeurs foncières de 1998 à 2007 et leur approximative stabilisation depuis, à ce niveau élevé. Pire, aucune ne l’explique a posteriori de façon convaincante. Peut-on alors les juger à même de prévoir les prochains mouvements ?

Si notre opérateur, surmontant les réticences bien compréhensibles que lui inspirent ces deux lacunes évidentes, va plus avant dans sa lecture, il s’étonne que n’y soient pas pris en compte des points essentiels qu’il vit quotidiennement et qui structurent sa pratique professionnelle.

Premier point, le fait que jamais il ne négocie une acquisition foncière autrement que sous la condition suspensive de l’autorisation administrative du projet envisagé, permis de construire ou d’aménager. Après la signature avec le vendeur du terrain d’un contrat préliminaire, qui comporte, entre autres, une énonciation assez précise des caractéristiques du projet, s’ouvre une longue période de mise au point d’un dossier de demande d’autorisation, puis de dépôt et d’instruction de cette demande suivi, si tout va bien, de la délivrance de l’autorisation, puis de la purge souvent tumultueuse du droit de recours des tiers contre ladite autorisation. Ce n’est qu’à l’issue de ce parcours, un an si tout va bien, beaucoup plus dans de nombreux cas, et seulement s’il a finalement abouti positivement, que l’acquisition foncière est confirmée et le prix payé. Cette pratique précautionneuse dont on peut dire, au moins pour la France, qu’elle s’est institutionnalisée, traduit une réalité forte. Le terrain ne vaut que par le projet. C’est le projet qui lui confère sa valeur. Et si, pour finir, le projet n’est pas autorisé, le terrain ne vaut rien. Sa valeur se déduit donc de la valeur du projet, par le processus du « compte à rebours » maintes fois décrit. Conséquence décisive : tenter de décrire et de comprendre les prix fonciers, revient à tenter de décrire et de comprendre les prix que le marché donne aux objets construits sur le foncier, autrement dit, les prix immobiliers, qu’ils concernent des biens neufs ou anciens. Parfois des théories traitant de la valeur foncière prennent en compte les quantités autorisées (les surfaces de plancher), mais jamais la nature du projet. Pourtant, pour une même localisation et un même volume de projet, le prix du terrain peut passer de 1 à 4 selon qu’il s’agira d’un bâtiment d’activité ou d’un immeuble de logements 1. Existe-t-il une théorie qui en rende compte ?

Second point : l’existence pour le terrain à bâtir résidentiel, de deux types de marchés fonciers qui ne communiquent pas entre eux.Le premier marché, celui de la construction à l’unité. Un peu moins de la moitié en nombre de logements construits ; plus de la moitié en surface construite ; sans doute 90 % du territoire. Sur ce marché, des particuliers achètent, dans des zones aménagées ou, majoritairement en diffus, des terrains sur lesquels « ils font construire » une maison. Un grand nombre d’acheteurs, généralement un grand nombre de vendeurs diversifiés, particuliers, aménageurs, communes, des prix affichés permettant la comparaison, Sur ce marché, on croit discerner des mécanismes proches de ce que décrivent les modèles théoriques. En particulier une hausse des prix peut y déclencher une offre nouvelle, venant peser sur les prix, pour autant qu’on ne soit pas dans un secteur de rareté, pour des raisons géographiques ou, plus souvent, résultant des réglementations d’urbanisme.

Il n’en va pas de même pour un second marché, celui du foncier dont la localisation permet d’envisager des immeubles collectifs. Il s’agit, en surface, d’un territoire très restreint : les zones centrales des agglomérations dynamiques. Plus de la moitié, en nombre, des logements construits chaque année dans la période récente. Toujours moins de la moitié, en surface de plancher. Sur ce créneau, n’existe qu’un petit nombre d’acheteurs, tous des professionnels, en forte compétition les uns avec les autres. L’offre est rare, imprévisible ; elle est surtout insensible au prix. Comprenons-nous bien, cela ne signifie pas que les vendeurs soient indifférents au prix, mais cela veut dire que ce n’est généralement pas le prix qui détermine leur décision de vendre. Celle-ci provient toujours d’un changement important dans leur vie – succession, retraite, projet d’investissement important… Et une fois leur décision prise, ils luttent avec acharnement pour obtenir le prix le plus élevé possible, en mettant les opérateurs professionnels en compétition, dans un jeu d’enchères. Dans un tel processus, la hausse des prix ne déclenche pas d’offre nouvelle, à la différence de ce que stipulent toujours les constructions théoriques.

Ainsi, les théories disponibles en magasin paraissent, à notre opérateur, ne pas correspondre à ce qu’il voit et à ce qu’il réalise chaque jour. Dès lors, elles ne sont guère susceptibles de lui fournir l’anxiolytique capable d’apaiser ses angoisses au moment de décider d’un prix. Il en est réduit à se tourner vers des  médications qui ont fait leur preuve : devant une opportunité foncière, pour déterminer sa décision sur ses prix de vente et, par le compte à rebours, arrêter son offre de prix d’achat du foncier, il procède par analyse de ce qui s’est fait récemment, ou de ce qui est en train de se faire dans le voisinage immédiat.

Des bureaux d’étude spécialisés existent pour ce type d’exploration, toute une profession s’est organisée pour répondre à cette question et elle le fait généralement avec une bonne précision, à partir de bases de données constamment mises à jour. La méthode fonctionne, mais elle se situe aux antipodes d’une construction théorique : le marché ne s’explique pas, il se constate. La prévision opérationnelle consiste, implicitement, à supposer que le marché ne changera pas.

De telles méthodes contribuent à une description de la réalité, elles aident à la décision, mais elles n’apportent rien au plan théorique. Il reste, pour les praticiens comme pour les chercheurs académiques, bien du chemin à faire pour construire une vision partagée des valeurs foncières et des lois qui peuvent commander leurs évolutions.

  1. Bouteille A., « L’impact de l’usage immobilier sur les charges foncières », La revue foncière, n° 10, mars-avril 2016.