La misère est à peu près impossible à Ragaz 1. Il faudrait bien de la mauvaise volonté ou des vices peu ordinaires pour y devenir pauvre. L’ambition très légitime du bien-être est merveilleusement secondée chez les habitants par un système qui mérite d’être connu. La commune de Ragaz possède des bois et quelques terres. Elle augmente considérablement l’étendue de son territoire en s’employant à endiguer le Rhin qui, au temps des pluies et des fontes de neige, s’étend follement dans la vallée, sur une grande largeur. Les habitants de Ragaz lui creusent un lit suffisant pour qu’il puisse rendre quelques services à la navigation et, en récompense, ils se partagent les terrains autrefois submergés. Ce n’est pas un sol très productif pendant les premières années. On n’y récolte d’abord que des oseraies, des arbustes maigres, quelques plantes fourragères. Mais à l’aide des amendements, des arbres plus vigoureux s’élèvent et insensiblement la couche de terre végétale s’épaissit. Voilà de quelle manière se fait, entre les habitants, la distribution de toute la propriété communale. Chaque citoyen de Ragaz a droit à une part qui comprend : le pacage sur les prairies de la montagne, la coupe d’une certaine quantité de bois, et l’usufruit d’une pièce de terre. Ces parts sont en ce moment, je crois, au nombre d’environ deux cent vingtcinq. Dès qu’une d’elle devient vacante par suite de décès, elle est attribuée à celui des citoyens qui, n’en ayant encore aucune, est le plus âgé. En général, on parvient à obtenir une part vers l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans. Après la mort du mari, la veuve continue à jouir de la même part : elle peut la faire exploiter ; c’est aussi ce que font les vieillards lorsqu’ils n’ont plus la force de cultiver eux-mêmes.

Chaque année, au premier janvier, les jeunes gens qui peuvent prétendre à une part et les citoyens nouvellement admis, se réunissent et, si quelques-uns ont les mêmes droits par suite d’égalité d’âge, on procède par tirage au sort. On a établi certaines règles protectrices contre les héritiers qui seraient tentés d’abuser du fond. Si, par exemple, on coupe un arbre, on est obligé d’en planter un autre. Sans doute une famille ou même une seule personne serait loin d’être à l’aise, si elle ne possédait rien de plus que l’une de ces parts. C’est ce qu’on ne voit presque jamais. Il n’est pas de citoyen qui n’ait un petit patrimoine ou une industrie ; et qui ne sais d’ailleurs de quel encouragement est la jouissance assurée d’une propriété viagère, si minime soit-elle ? Du bois, du fourrage, un champ, un verger, et on se sent déjà les pieds fermement posés sur le sol. Avec un commencement de sécurité, on a une valeur propre, une responsabilité, et presque une dignité.
« A combien doit s’élever, demandai-je, le revenu d’une famille, pour qu’elle ne souffre pas ?
– Il suffit qu’elle ait en argent, bon ou mal an, une somme de quatrevingt ou cents francs, et de plus la somme de quatre cents francs en nature.
– Et une famille bourgeoise ? La vôtre par exemple ?
– On est très à l’aise, presque riche ici, avec un revenu de deux mille francs, récoltes et argent.
– Les mois d’hivers ne sont-ils pas difficiles à passer ?
– Aucunement, nous avons des concerts, des bals, des conférences de littérature, de science, d’économie politique. On va aussi quelque fois visiter des parents ou des amis à Zurich ou à Fribourg »
On a d’ailleurs assez de s’occuper des intérêts de la chose publique. La commune est administrée par deux conseils municipaux. L’un a dans ses attributions tout ce qui concerne l’ordre, la police, l’hygiène ; l’autre administre les biens, les finances, règle l’impôt. Plusieurs commissions s’occupent du progrès de l’instruction, de l’agriculture, président aux délassements intellectuels de l’hiver, musique, conférences, etc. Cette division des fonctions communales, conférées par le vote des habitants, permet de faire tour-à-tour participer les personnes les plus intelligentes du village, aux modestes honneurs de l’administration. Les villages français que je connais bien sont réellement, par comparaison avec cette petite commune étrangère, dans un état d’infériorité que je déplore sincèrement.…”

Édouard Charton


Le regard d’un historien

La propriété collective se rencontre pratiquement dans tous les pays. En France, le dixième de la superficie du territoire est régi selon ce mode de propriété, par plus de 55 000 communautés (communes ou « sections de communes »). Cette proportion a peu varié depuis le milieu du 19e siècle, puisqu’en 1846, 8,8 % du territoire étaient des terrains communaux 2. Cependant, en Suisse, les biens fonciers collectifs revêtent une importance plus grande encore. En 1798, la République Helvétique impose une nouvelle structure locale : la commune « municipale », qui cohabite avec l’ancienne structure, la commune « bourgeoisiale », plus corporatiste 3. Ce sont
les deux conseils municipaux qu’évoque Édouard Charton, l’auteur de l’article. La gestion des biens communaux est alors réorganisée. Les biens d’appartenance bourgeoisiale sont réservés aux seuls ressortissants originaires de la commune ; au 19e siècle, ce système est
très présent dans les cantons alémaniques (le cas présent). Les biens d’appartenance communale sont réservés aux habitants de la commune. Dans les deux cas, le principe d’accès à ces biens est régi, selon les cantons et les communautés, sous l’un de ces quatre systèmes : Les droits réels : la jouissance est réservée aux propriétaires de la commune. Dès le 17e siècle, dans certaines régions (le Plateau, par exemple), les biens-fonds et les droits de jouissance sont dissociés pour permettre la vente des biens. Les droits personnels : la jouissance est liée au statut de la personne, avec certains prérequis (domicile, sexe masculin, marié ou veuf). Les systèmes hybrides : ce principe d’accès, observé surtout dans le canton de Lucerne, mélange droits réels et droits personnels. Les dérogations : l’attribution de la jouissance est faite en fonction de critères non systématiques (célibat, commisération, encouragement à l’installation). Le juriste Maurice Bourjol 4 qualifiait le modèle suisse de laboratoire de souveraineté. Ce patrimoine foncier, ainsi organisé depuis la fin de la féodalité (13e siècle), couvre des surfaces importantes, tant à la campagne qu’en ville, même si les statistiques détaillées en la matière restent rares. Selon le cadastre de 1842, 42 % des terres seraient des biens collectifs. Au-delà de ce chiffre global, il faut constater que les terres n’ont pas toutes la même valeur, ce qui influence le mode de propriété : 66 % des forêts, 58 % des alpages, 23 % des champs, prés et tourbières, mais 12 % des pâtures et marais, et seulement 0,3 % des vignobles du canton de Saint-Gall, en 1867-68, sont propriété collective.
Ce système, que l’auteur de l’article présente favorablement, n’en est pas moins contesté. Les débats autour de l’accès aux biens communaux sont vifs dans les années 1830 et s’enveniment après 1848 et la constitution de l’État fédéral. Le Tribunal fédéral et les tribunaux cantonaux doivent se prononcer à plusieurs reprises sur le cercle des bénéficiaires, notamment après la constitution de 1874 prônant l’égalité de tous les citoyens. Toutefois, le code civil suisse, entré en vigueur le 1er janvier 1912, consacre la propriété commune comme un principe fondamental. Édouard Charton 5 n’est pas n’importe qui : il est saint-simonien et développe des thèmes qui sont chers à ce courant de pensée. Désireux de substituer à une période d’antagonisme, où l’homme exploite l’homme, une période d’association universelle, les saint-simoniens
sont critiques envers le régime de propriété et de l’héritage. Selon eux, la société doit reconnaître la valeur de chacun, grâce à l’éducation, et lui permettre de disposer de moyens de production correspondants à ses mérites. Ils n’ont toutefois analysé les rapports
fonciers que sous le prisme opposant les propriétaires oisifs aux travailleurs, une opposition déjà dépassée à l’époque. La domination est posée comme l’opposé du travail 6.
Édouard Charton a créé en 1860 le magazine Le Tour du monde, littérature de voyage de grande qualité, pour continuer son entreprise pédagogique 7. Les articles ont pour but de permettre aux lecteurs de contextualiser les grandes évolutions mondiales, sans se préoccuper de l’actualité la plus chaude. En France, à partir de la moitié du 19e siècle, l’existence des biens communaux est fortement attaquée et, dans certains départements (Gironde, Landes, Loire-Atlantique), la part foncière qu’ils représentent s’amenuise rapidement. Néanmoins, en 1970, un département comme la Savoie reste couvert à 50 % de communaux, une forte proportion qui est une caractéristique des territoires montagnards. La gestion des biens collectifs évolue. En Suisse, si la commune bourgeoisiale tend à s’estomper au cours du 20e siècle, les biens devenant de plus en plus à la charge de la commune municipale, elle subsiste encore dans des communes rurales, en particulier pour la gestion des forêts.

  1. Cette commune du canton de Saint-Gall, en Suisse alémanique, a aujourd’hui plus de 5 000 habitants. NDLR.
  2. Nadine Vivier, Propriété collective et identité communale ; Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, 352 p.
  3. Anne-Lise Head-Köning, « Les biens communaux en Suisse aux 18e et 19e siècles : enjeux et controverses », in Marie-Danielle Demélas et Nadine Vivier (dir.), Les propriétés collectives face aux attaques libérales (1750-1914) : Europe occidentale et Amérique latine, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2003, p. 98-118.
  4. Maurice Bourjol, Les biens communaux, voyage au centre de la propriété collective, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, coll. « Décentralisation et développement local », 1989, 452 p.
  5. Annie Lagarde-Fouquet, Édouard Charton (1807-1890) et le combat de l’ignorance, Rennes, PUR, coll. « Carnot », 2006, 248 p.
  6. Francis-Paul Benoit, Les idéologies politiques depuis la Révolution, 1789 Jacobinisme, Saint-Simonisme, Contisme, Libéralisme, Paris, Les cours du droit, 1975, 410 p. et Pierre Musso, Le vocabulaire de Saint-Simon, Paris, Ellipses, coll. « Le vocabulaire de… », 2005, 80 p
  7. Jean-Pierre Bacot, La presse illustrée au XIXe siècle ; Une histoire oubliée, Limoges, PULIM, coll. « Mediatextes », 2005, 237 p.