Quel droit pour l’urbanisme durable ? [Vincent Le Grand (dir)]

Mare & Martin, 2014.

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C’est une bonne entreprise, qui a été ici engagée sous l’égide de Vincent Le Grand. Tout simplement parce que, dans la grande affaire du développement urbain durable – qui n’est pas rien dans le développement durable en général –, le droit a sa partie à jouer, qu’elle soit celle d’un instrument plus ou moins obéissant ou qu’elle soit plus motrice. Or, sur le rôle que peut jouer le droit dans cette grande affaire, jusque et y compris en tant que frein, peut- être, il y a bien peu d’analyses. Projet bienvenu, donc, et la lecture de l’ouvrage est sou- vent bien stimulante. Dans les contributions des juristes, on trouvera de solides synthèses : celle d’Élise Carpentier sur la sécurité juridique dans le domaine de l’urbanisme en général, celle de Jean-Christophe Le Coustumer sur l’équilibre entre sécurité juridique et droit au recours, celle du coordonnateur de l’ouvrage, Vincent Le Grand, sur les raisons qui font souhaiter le transfert d’un maximum de compétences d’urbanisme aux intercommunalités. Parmi les contributions des non-juristes, on goûtera en particulier celle de Lionel Carli, alors président du Conseil national des architectes, qui commence par insister sur le rôle concret important que joue la règle d’urbanisme – avec une belle formule percutante : « le bâtiment appartient physique- ment au maître d ’ouvrage mais visuellement à tout le monde et c’est en cela que la règle d’urbanisme a effectivement un rôle excessivement important » –, puis plaide pour un certain degré de souplesse, d’adaptabilité des règles.

Reste à savoir si l’ouvrage répond à la question qu’il a placé à son exergue : « Quel droit pour un développement durable » ? La vérité oblige à dire qu’il le fait assez peu. La raison en est que tant les juristes que les non-juristes ont du mal à caractériser le problème, à trouver les bonnes portes d’entrée. Une partie des analyses porte, au fond, sur la crise du droit de l’urbanisme, le fort degré d’éclatement qu’on y perçoit, sa difficulté à maîtriser le problème de la sécurité juridique et en même temps sa rigidité fonctionnelle… On atteint le point de rupture, nous dit Véronique Lavallée. Soit ! On l’admettra assez volontiers, mais la ques- tion est de savoir ce que les tensions, les contradictions, les surcharges que l’on cherche à caractériser dans ces analyses de la crise du droit de l’urbanisme (qui ne sont pas neuves : voir par exemple Hubert Charles,De l’urbanisme au renouvelle- ment urbain. Le droit des sols dans la tourmente, in Mélanges Moderne, Dalloz, 2004, p. 69) ont à voir avec la question de l’urbanisme durable. Deux objections précises. Les contributeurs juristes mettent largement en avant, comme on l’a relevé, la question de la sécu- rité juridique. Problème majeur, certes, mais quels rapports entretient-il avec l’urbanisme durable ? Ce serait trop simple de dire que la ville durable a besoin de règles stables : trop simple et peut-être même lar- gement faux, répondront beau- coup. Le rapprochement entre stabilité et durabilité n’a ici pas d’autre valeur que métaphorique. La 4e de couverture met en avant l’idée de projet urbain, que l’on retrouve ici et là. Il y a certainement un lien entre les exigences contemporaines de durabilité et d’urbanisme de projet : se préoccuper de ce que la ville devient entre les mains des générations futures, cela implique en effet de raisonner en termes stratégiques de pro- jet urbain. Voici l’interrogation qui mériterait sans doute d’être creusée par les juristes : le droit, qui est largement une statique et qui est volontiers sculpteur de statues, s’accommode-t-il bien des logiques dynamiques, voire un peu glissantes ? Le chapitre qu’Étienne Fatôme consacre à l’urbanisme de pro- jet ne permet pas vraiment de répondre à cette question car il porte sur la place que le droit fait aux projets, non pas des autorités en charge des villes, mais des opérateurs.

Si la tâche de ceux qui ré é- chissent sur le droit, dans ses rapports à la grande thématique du développement durable, n’est pas facile, c’est parce que cette thématique elle-même a plusieurs facettes, plus ou moins faciles à raccorder à des logiques juridiques (l’étude que lui a consacré le 104e congrès des Notaires de France faisait apparaître cette dif culté d’une manière intéressante : Dévelop- pement durable : un défi pour le droit, 2008.) Elle a un aspect stratégique général, qui tient à la soutenabilité du développement urbain. À cet étage, on trouve des questions assez concrètes, comme celle de la lutte contre l’étalement urbain, à propos desquelles les clefs juridiques ne sont pas trop difficiles à concevoir – la législation récente, depuis la loi SRU, en donne d’abondants exemples -, mais aussi l’intégration de visions de long terme, de logiques de projet, dont il est peu évident de dire si le droit est ou non par nature apte à les servir : dans quelque domaine que l’on soit, il peut être l’instrument de toutes les volte-faces, comme un bon outil de lutte contre le court-termisme. Elle a un aspect très pratique, qui consiste dans les mille et une mesures qui peuvent être prises pour limiter la consommation d’énergie comme les pollutions. Là, le droit n’est pas nécessairement mal à l’aise : en témoignent toutes les sortes de règles de construction qui se peuvent imaginer pour inter- dire tel matériau, favoriser l’isolation… Elle a un aspect politique, car le développement durable est aussi un mode de conduite des politiques publiques. Cher- chant à mettre au cœur de la décision publique de lourds enjeux concernant le futur de nos villes, il n’a de chances d’y parvenir qu’en faisant adhérer largement les citoyens. L’urba- nisme durable est un urbanisme participatif. Le droit n’est pas plus que cela mal à l’aise dans ce registre, comme le dévelop- pement exponentiel des formes de participation citoyenne dans les villes le montre. Il peut sans doute même se montrer plus imaginatif qu’il ne l’est actuellement.

En somme à la question « Quel droit pour un urbanisme durable ? », il y a bien des réponses, pour beaucoup assez prosaïques d’ailleurs. Alors, qu’est-ce qui nous empêche de les voir clairement ? C’est pro- bablement le fait que, comme le suggère d’ailleurs Véronique Lavallée, les préoccupations du développement urbain durable viennent accroître les tensions qui contribuent à la « crise » du droit de l’urbanisme. Elles chargent de soucis supplémen- taires une barque qui a déjà du mal à porter les objectifs nombreux et parfois plus ou moins contradictoires dont on l’a chargé : le logement, le développement économique, la mixité sociale, l’infrastructure urbaine, etc. Mais il serait maladroit d’oublier que la « crise » du droit de l’urbanisme n’a pas pour seule cause la surcharge des objectifs assignés aux règles d’urbanisme. Elle prend égale- ment sa source dans l’incapacité à faire le choix décidé de la décentralisation – à l’échelle intercommunale au moins, ajoutera-t-on, pour éviter toute méprise -, dans la réticence à se er moins aux logiques de dirigisme – Élise Carpentier relève justement ces deux tensions latentes –, comme à la durable difficulté que l’on a à choisir entre le surinvestissement de la règle écrite – la loi, ou la loi et le plan, qui prévoiraient tout – et l’arbitrage final des juges dans ces affaires d’urbanisme qui recèlent toujours de subtiles pesées d’intérêts complexes, sans que cela implique, d’ailleurs, que l’accès au juge soit ouvert aux quatre vents : ce que l’on s’est mis récemment à comprendre. C’est au-delà de ces débats dans lesquels il est encore trop englué que le droit rencontre réellement le problème de l’urbanisme durable, des services qu’il peut lui rendre, des freins qu’il peut lui opposer