Depuis une quinzaine d’années, la lutte contre « l’étalement urbain », et en faveur de « la construction de la ville sur la ville », est devenue la doxa des politiques d’urbanisme, déclinée dans tous les documents de planification urbaine. Il faut protéger les espaces naturels du bétonnage, nous dit-on. Cependant, en pratique, la vigilance est sélective : c’est surtout l’étalement des espaces résidentiels qui semble visé. Dans les autres secteurs, on observe de spectaculaires écarts à la règle commune. Tout d’abord, comme chacun sait, au profit de l’implantation des « grandes surfaces » commerciales périphériques en sortie de ville. Elles n’avaient jamais cessé de se développer le long des axes routiers, mais elles le font avec un regain de vigueur depuis qu’ont été abandonnées les politiques dites « d’urbanisme commercial » qui visaient à les encadrer. Ces grands « centres » commerciaux périphériques ont évidemment, pour premier effet, de contribuer largement au dépérissement des centres anciens des villes moyennes, mais grâce à l’aménagement de milliers d’hectares de parc de stationnement au milieu de nulle part, ils contribuent également au renforcement du modèle du « tout automobile » en matière de déplacement. Et dans les deux cas, ils se traduisent en surcoûts des politiques mises en place pour en réduire les dégâts : soutenir les réseaux de transport public, d’une part ; tenter de réanimer les centres anciens, d’autre part. Il y a bien sûr d’autres activités qui sont facteurs d’étalement urbain et on pense d’abord aux nouvelles implantations industrielles, mais on hésite à critiquer leur aménagement en marge des espaces résidentiels, d’autant qu’elles libèrent simultanément des espaces sur leurs anciennes localisations urbaines, et que c’est plutôt leur progressive disparition du territoire national, avec les emplois qui vont avec, que l’on regrette déjà. On prête beaucoup moins attention à la participation des activités agricoles à la construction, dans les campagnes, de bâtiments de plus en plus vastes, que l’on peut hésiter à qualifier d’étalement urbain, mais qui n’en sont pas moins un étalement significatif du bâti sur des espaces naturels et agricoles, même si cela ne figure pas encore dans les statistiques. En particulier, c’est presque toute la progression de l’élevage moderne qui se réalise désormais en bâtiment, et ce n’est pas le soutien qu’apportent les écologistes à la réintroduction du loup dans les campagnes, qui incitera les éleveurs à laisser leurs bêtes mettre le nez dehors. Rappelons enfin que la lutte contre l’étalement urbain n’a pas toujours prévalu, loin s’en faut. Pendant très longtemps, depuis l’après-guerre de 1918 jusque dans les années 1990, le mot d’ordre au sein des administrations en charge de l’urbanisme fut, tout à l’inverse, celui du « desserrement des villes », synonyme de bien-être (développement des espaces verts), d’amélioration des conditions de vie (accroissement de la surface de plancher de logement par habitant), et de santé (ensoleillement). Pour le pape des urbanistes de l’époque, Le Corbusier, la construction de tours ne visait pas à l’accroissement des densités urbaines, mais au désencombrement des sols dont il souhaitait la végétalisation. Et dans les études de prospective territoriale des années 1960, il était de bon ton, en première approximation, de se fixer l’objectif d’une multiplication par un facteur 4 des surfaces urbanisées, afin de pouvoir accueillir un doublement de la population urbaine (l’exode rural n’était pas terminé), en même temps qu’un doublement des surfaces disponibles par habitant. Il s’agissait de pouvoir répondre à la demande prévue d’un accroissement de la taille des logements, mais aussi d’une augmentation des besoins en équipements collectifs (pour l’enseignement, la santé, le sport, les loisirs, etc.).
Le trottoir, symbole de la ville des infrastructures
Une interview de Bernard Landau, Président du département Espaces publics, Aménagement, Mobilités. École des ingénieurs de la Ville de Paris.