« Si la fonction principale de la ville est celle de l’échange et des relations sociales, la configuration des villes de demain sera largement déterminée par les possibilités de transport et de communication qui seront offertes à leurs habitants. On a déjà vu l’impact de l’automobile sur la ville et sur les campagnes. Nous sommes loin d’en avoir épuisé encore toutes les conséquences. L’automobile est encore pour la ville un fait porteur d’avenir. Faut-il attendre une incidence aussi importante des transports aériens ? La question est moins claire pour les communications proches. Faguet avait déjà observé (ce que sera le XXe siècle) que la distance est plus faible à vaincre que la dispersion. Dans les villes étendues de demain, peut-on attendre de l’hélicoptère qu’il facilite celle-ci ? L’hélicoptère (pour l’instant, il est vrai) est bruyant et coûteux. En outre, s’il se développait beaucoup de problèmes difficiles de sécurité et de réglementation ne manqueraient pas de se poser. En revanche, les télécommunications semblent devoir jouer un rôle important pour réduire les inconvénients de la dispersion. Un coup de téléphone donné à bon escient évite un déplacement dans un lointain faubourg, parfois même un long voyage.

Certaines relations sociales (familiales, amicales ou professionnelles) disloquées par l’éloignement tendant à se rétablir par de longues conversations téléphoniques, le message remplaçant le déplacement. Si beaucoup de communications peuvent être télé-réalisées, il existe cependant une qualité supérieure de contact qui ne s’établit que par la présence. Il y a concurrence entre le stade de 100 000 places et la télévision. Ces possibilités nouvelles de télé-information, télé-consultation, télé-commandement, vont réagir sur l’organisation des villes. Elles renouvellent aussi les conditions de l’aménagement du territoire concurremment avec les autres progrès techniques Par exemple, et mis à part certains cas particuliers de grande importance comme celui de l’industrie lourde, les nouvelles concentrations humaines seront moins déterminées par la localisation des sources de matière première et d’énergie, l’eau exceptée, qu’elles ne l’ont été au XIXe siècle. On sait en effet aujourd’hui transporter l’énergie dans des conditions de rentabilité acceptables, au besoin on disposera demain de réacteurs atomiques pour les régions trop coûteuses à approvisionner en charbon ou en pétrole. En second lieu, la matière pèse moins et compte moins. L’accroissement des échanges consécutifs à leur libéralisation aura enfin pour effet de faire travailler davantage l’industrie sur les matières premières importées et à redonner aux ports une importance relativement perdue dans l’ère des nationalismes économiques. L’industrialisation – n’oublions pas que dans la perspective d’un doublement de la production en vingt ans, la moitié des usines de 1985 n’existe pas encore – sera donc moins commandée que précédemment par la géographie physique. Au-delà de ces prévisions à peu près certaines, il y a le domaine des inventions qui ne manqueront pas d’intervenir mais dont on ne peut parler sans risquer de tomber dans la science-fiction. Doit-on s’interdire cependant de penser sinon de rêver aux piles à combustible qui, si elles s’appliquaient à l’automobile, pourraient changer le problème des transports, aux véhicules à coussin d’air avec voies spécialisées pour des transports collectifs très importants, aux avions à décollage court, aux conséquences des progrès de l’industrie du froid ou de la biologie pour la production, le conditionnement et le transport des denrées périssables ? Tous ces progrès vont dans le même sens. Ils tendent à libérer l’action humaine des déterminismes de la matière, de l’espace et du temps. D’où la possibilité d’un rééquilibre géographique de l’économie française. L’implantation d’activités industrielles est dorénavant envisageable presque partout. Plus précisément, elle dépend de moins en moins du milieu physique et de plus en plus du milieu humain. Celui-ci est d’ailleurs sensible aux qualités du climat et de l’environnement naturel. Par exemple, la présence des Alpes n’est sans doute pas étrangère à la croissance record de Grenoble. Aussi, l’entreprise à la recherche d’une implantation nouvelle tiendra-telle de plus en plus compte des satisfactions qu’en retireront ses agents, spécialement ses cadres et leurs familles.”

Texte d’un groupe d’experts mené par François Bloch- Lainé, directeur de la Caisse des dépôts et Paul Delouvrier, délégué général au District de la région de Paris.


Le regard d’un historien

L’avenir peut-il nous donner les moyens de vivre ex-nihilo, sans subir les impératifs fonciers à nos modes de vie ? En 1964, les auteurs d’une étude prospective sur la grande ville et l’urbanisation espèrent un monde où les habitants ne seront pas enchaînés à des contraintes lourdes. Ils ne connaissent pas encore la crise de confiance dans l’avenir qui se fera jour quelques années plus tard et qui critiquera un développement jusqu’alors conçu comme un processus simple et illimité 1. S’ils font preuve parfois d’une certaine prescience, il faut aussi convenir que leurs anticipations, qui leur paraissent presque certaines, peuvent être erronées, ou connaître une deuxième actualité après que le processus inverse à leurs prévisions se soit déroulé. La décorrélation espérée entre le foncier et les industries, les services et les habitants, qui traverse tout cet article, est inspirée par une nouvelle idéologie de l’époque. Dans les années 1960, le scientifique Pierre Laffitte désire coupler les échanges culturels dans un environnement naturel, comme une « fertilisation croisée ». C’est d’autant plus possible aux yeux des auteurs que les services doivent se développer et qu’ils pressentent que la moitié des usines dans la France de 1985 n’existe pas encore en 1964 2. Cette décorrélation connaît une certaine réalité : pôle aéronautique autour de Toulouse, technopole de Sophia-Antipolis fondée en 1969. Même si la littoralisation des populations existe, ce succès est resté relatif, car il n’échappe pas aux problèmes qu’il souhaitait solutionner. Il ne faut pas s’étonner quand l’habitant de 1964 pense que l’automobile est un fait porteur d’avenir pour la ville. Les équipements en faveur de ce mode de transport individuel se multiplient, comme le périphérique parisien construit entre 1956 et 1973. Pourtant, une dizaine d’années plus tard, l’opinion soutient une position diamétralement opposée : l’automobile, au risque d’asphyxier les centres- villes, ne doit plus être l’unique mode de transport possible et de « nouveaux » modes de transport collectifs s’inscrivent dans la ville : tramways, métropolitain, trolleybus… Aujourd’hui, la question de la place de la voiture se pose de nouveau : si, dans les grandes villes, l’automobile reste un mode de transport à restreindre, les villes moyennes s’avèrent adopter désormais une position plus mesurée, rouvrant des places de parking ou des voies jusqu’alors piétonnes 3. Quand à l’hélicoptère destiné à devenir le mode de transport individuel à longue distance, il ne s’est pas imposé, sauf marginalement dans certaines villes brésiliennes ou sur la Côte-d’Azur, au moment du festival de Cannes et du grand prix automobile de Monaco. Pour contrarier les conséquences de l’étalement foncier tout en facilitant les échanges et ainsi gagner en liberté, les auteurs estiment que l’organisation à distance (télécommunications et autres) offre le plus grand potentiel, ce qui est partiellement advenu avec l’Internet. Ils concèdent néanmoins que la présence physique propose une qualité supérieure dans l’échange. Les études scientifiques montrent qu’entre 1980 et 1997, les contacts en face-à-face diminuent. Cette tendance s’explique par la diffusion du téléphone portable et de l’accès Internet à domicile mais aussi par la désynchronisation des temps sociaux. Les usages restent long à s’imposer : ainsi, la visiophonie, proposée sur Minitel dès la fin des années 1980, a eu peu d’usagers dans un premier temps 4. Pour les auteurs, l’innovation et l’accroissement des échanges ne peuvent qu’aider à libérer l’homme des déterminismes de la matière, de l’espace et du temps. D’une certaine manière, leurs visions de science-fiction existent ou ont existé : pile à combustible (découverte en 1839, utilisée dans l’automobile dès la fin du XIXe siècle sans avoir réussi à s’imposer pour l’instant), transports sur coussin d’air (aérotrain, conçu par le Français Jean Bertin en 1965, finalement abandonné en 1977 pour lui préférer le TGV), avions à décollage court (le Hawker Siddeley Harrier est le premier aéronef à décollage et atterrissage verticaux mis en service en 1969 mais il est militaire), progrès de l’industrie du froid et de la biologie pour les produits périssables. Le libre-échange des matières premières est également vu comme un progrès. Ces innovations ne suffisent pourtant pas. L’emprise du foncier est toujours restée forte sur les individus et nous n’échappons pas si facilement à son déterminisme. La France n’a jamais été aussi urbaine qu’en ce début du XXIe siècle. Mais, face à la crise du citadin, la nature est devenue une réserve sociale, déconnectée des lieux de production 5, où les habitants ne viennent vivre que quelques heures ou quelques jours, après un long déplacement propice aux embouteillages. La dépendance à certaines matières premières persiste, limitant le déménagement des industries (industrie chimique toujours prégnante sur l’axe rhodanien) ou la capacité de la consommation (enjeu de l’électricité en Bretagne, black-out craint en Belgique, malgré ou à cause du nucléaire, la production promue dans les années 1960). L’humain ne se départit pas aussi facilement du foncier parce qu’il y a d’autres éléments que la matière qui le fixe à un territoire : parcours individuel, structures sociales, aspect identitaire.

  1. Léonardo Benevolo, Histoire de l’architecture moderne, t. 4 L’inévitable éclectisme (1960-
    1980), Paris, Bordas, 1988, 182 p.
  2. Il n’a pas été possible de retrouver des statistiques sur le nombre d’usines à ces deux dates, afin de mesurer si cette prévision s’était réalisée.
  3. Olivier Razemon, « Ces nouveaux maires qui réintroduisent la voiture en ville », Le Monde du 20 juillet 2014.
  4. Valérie Beaudouin, « Les dynamiques des sociabilités », in Christian Licoppe (sous la dir. de), L’évolution des cultures numériques : de la mutation du lien social à l’organisation du travail, FYP Editions, coll. « Innovation », 2009, p. 21-28.
  5. Georges Duby (sous la dir. de), Histoire de la France urbaine, t. V La ville aujourd’hui, croissance urbaine et crise du citadin, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1985, 668 p.