Les impensés de la loi sur la biodiversité

par | 27 Nov 2016 | Environnement | 0 commentaires

Depuis la loi de 1976, la séquence « éviter-réduirecompenser » (ERC) s’est peu à peu imposée comme une contrainte… pas toujours efficace pour limiter la « consommation » d’espaces naturels ou agricoles.

Le renforcement de la séquence « éviter, réduire, compenser »

Ces dernières années le ministère de l’Environnement a tenté de mieux  connaître  les  modalités et  les  difficultés  d’application et a mis au point une doctrine en 2012 et un document méthodologique pour aider les maîtres d’ouvrage, intitulé « les lignes directrices » (octobre 2013). La Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (publiée le 9 août 2016 au Journal Officiel) est venue parachever cet effort visant à encadrer le recours à la compensation, ultime solution pour traiter des effets résiduels qui n’ont pu être ni évités, ni réduits. Cet encadrement a entre autres permis d’institutionnaliser des pratiques expérimentales en France, comme la création de sites naturels de compensation et d’opérateurs de compensation (qui ont un savoir-faire, restaurer/reconstruire des milieux, que le maître d’ouvrage n’a pas en la matière).

« L’inventaire national des espaces naturels pour la compensation » permet d’identifier les terrains propices à la compensation, appartenant à des personnes publiques. Les propriétaires privés peuvent quant à eux contractualiser, avec des personnes publiques ou privées agissant pour la protection de l’environnement, des obligations réelles environnementales, transmises aux propriétaires successifs afin de garantir la pérennité effective de la compensation. Si la loi a cherché à créer un compromis acceptable, elle a été critiquée d’un côté par des associations environnementales (droit à détruire, financiarisation de la nature au travers des réserves d’actifs naturels), mais aussi par des aménageurs qui restent interrogatifs sur l’obligation de résultats dans le temps et donc sur leur responsabilité. Au demeurant personne n’a interrogé les effet « redistributifs » des mesures de compensation.

Car en termes d’aménagement il ne s’agit pas seulement d’être attentif à la disponibilité du foncier et la cohérence territoriale des projets et des compensations attenantes, mais également à l’inscription spatiale et sociale des projets et compensations. N’est-il pas nécessaire de mieux prendre en compte les caractéristiques des territoires concernés et les appréhensions de l’environnement par les individus afin que les mesures de compensation n’induisent pas de déséquilibre social et environnemental et in fine d’inégalités? À un moment où la densification est prônée pour atténuer la consommation d’espaces agricoles ou naturels et contrer l’étale-ment urbain, il est important de penser la compensation comme un moyen de protéger l’environnement tout en préservant le bien-être des populations et leur accès aux aménités environnementales.

 

Le principe « pas de perte nette » : quels enjeux sur le plan spatial, temporel et fonctionnel ?

L’ambition d’aucune perte nette (bilan écologique neutre), c’est-à-dire d’une équivalence écologique entre les milieux détruits et les milieux recréés, est au cœur du principe de compensation (directive habitats, loi sur l’eau, code forestier). Les mesures de compensation doivent respecter le type d’espèces présentes, leur habitat, les fonctions de l’écosystème et si possible, ses valeurs culturelles. Elles doivent se situer dans la même région écologique et s’inscrire dans un contexte paysager similaire.

Mais toute logique d’équivalence demande de trouver le bon mode d’évaluation (par fonctions écosystémiques, par unité de surface, par unité ponctuelle, par composantes environnementales) et la bonne unité à la fois pour mesurer les impacts mais aussi les tentatives de compensations. Dans l’ex-Champagne-Ardenne, par exemple, l’implantation d’éoliennes entraîne, pour les agriculteurs, l’obligation à titre de compensation des impacts résiduels de laisser deux hectares de leur terre en jachère. En effet la présence d’éoliennes engendre parfois une perte d’habitat et une augmentation du taux de mortalité des espèces volantes (collision entre l’avifaune et les infrastructures).

L’implantation d’éoliennes entraîne, pour les agriculteurs, l’obligation à titre de compensation des impacts résiduels de laisser deux hectares de leur terre en jachère.
© Arenysam/Fotolia

Cette logique surfacique (on dédie une surface pour compenser) n’était pas nécessairement considérée comme la plus appropriée, elle entraînait des résistances et sur-tout empêchait toute vision territoriale du processus de compensations. Les agriculteurs en lien avec les producteurs d’énergie, la chambre d’agriculture et/ou des associations locales ont cherché à trouver d’autres modalités de compensation qui obèrent moins le foncier agricole disponible tout en préservant les continuités écologiques et la protection des espèces (chiroptères, passereaux migrateurs et rapaces notamment). Au coup par coup, après analyse de la Dreal, certaines propositions alternatives ayant fait la preuve de leur efficacité écologique ont pu être acceptées (mètres linéaires bandes enherbées, haies, etc.) ou non.

La compensation écologique se base sur une série de liens qu’elle est censée tisser entre l’espace impacté et l’espace servant à la compensation : liens fonctionnels, temporels et spatiaux.

  • Fonctionnel car il s’agit de reconstituer les ressources, les fonctions et les services propres à un milieu qui est détruit par le projet tout en respectant un principe de continuité écologique. C’est seulement lorsque cela est impossible, que d’autres ressources ou fonctions peuvent être pro-duites ou améliorées. Une réduction de la qualité peut être compensée par une augmentation de la quantité des mesures de réparation. Ainsi dans le cadre de la construction de la ligne à grande vitesse Est (deuxième phase de la LGV Est de Baudrecourt (57) à Vendenheim (67), des impacts résiduels sur la faune et la flore ont donné lieu à des compensations. La destruction et l’altération de zones humides, la destruction d’individus et d’espèces protégés, la rupture de la trame verte et bleue, la destruction de 13,5 ha de vieille futaie en bon état de conservation a induit la recréation de zones humides avec un coefficient de 5, des travaux de diversification ou d’amélioration de zones humides existantes, l’acquisition des zones humides d’intérêt reconnu, des créations de ripisylves, l’acquisition et gestion de prairies remarquables et la création de 60 ha d’îlots de sénescence pour compenser la destruction. De fait, plus un habit a une valeur patrimoniale forte, plus la surface à compenser sera multipliée par un coefficient multiplicateur important. Mais cette alternative n’est pas exempte de critiques. En général la difficulté à définir l’état initial (en l’état actuel de nos connaissances), la complexité de la réhabilitation et surtout de la recréation/remplacement d’écosystèmes et de leurs fonctions dans un temps défini oblige à une certaine humilité (cf. encadré 1).
  • Temporel, car la compensation écologique n’est viable que si elle commence avant ou en même temps que le projet afin de permettre un report de la faune et de la flore (oiseaux migrateurs, par exemple) sur un nouveau lieu de vie. Si tel n’est pas le cas, le nombre d’espèces d’une population risque de diminuer.
  • Spatial, dans la mesure où il faut a priori préserver un lien spatial entre le site endommagé et celui reconstitué (cohérence territoriale). La compensation peut ainsi être réalisée sur le site du dom-mage (plantation d’arbres par exemple), à proximité (si le site est imperméabilisé), dans la région ou être l’objet d’une capitalisation à travers un système de banque de remédiation (États-Unis) ou de réserve d’actifs naturels. Le lien spatial devient de plus en plus ténu en raison du recours de nouveaux mécanismes de compensations écologiques, pour lesquels des intermédiaires (opérateurs de compensation) prennent le relais. Cette solution peut dissoudre le sentiment de responsabilité du maître d’ouvrage par rapport aux impacts de son projet, puisqu’il lui suffit de payer. En outre, elle peut éloigner les éléments naturels de ceux qui ont été impactés et concerner des biotopes et des écosystèmes différents de ceux qui ont été endommagés. Toutefois, elle permet aussi d’être plus efficace et efficiente, dans la mesure où les espaces de restauration seront plus grands, offrant la possibilité d’un remembrement écologique et la mise en place de corridors écologiques. Cela donne l’opportunité d’avoir une approche plus programmatique et prévisionnelle de la protection environnementale.

Encadré 1 : Un exemple : la recherche de compensations pour le projet ITER et compensations

L’installation d’ITER, projet international dont l’objectif est de vérifier la faisabilité d’un réacteur nucléaire fonctionnant sur la base de la fission, nécessitait un défrichement important entraînant la destruction d’espèces et d’habitats protégés dans les Bouches-du Rhône. Les maîtres d’ouvrage ont alors dû mettre en place une série de mesures de compensations et d’accompagnement :

  • la gestion conservatoire et durable de surfaces d’habitats naturels de haute valeur biologique proches ou dans l’enveloppe du site ITER sur 1 200 hectares pendant 20 ans (comprenant la réalisation d’inventaires d’espaces naturels, l’élaboration d’un plan de gestion et la définition d’un statut juridique approprié – l’inaliénabilité),
  • l’acquisition et la gestion d’un espace forestier à très haut intérêt patrimonial (480 ha),
  • le développement d’un programme de recherche scientifique sur le thème « forêt et biodiversité »,
  • et la définition d’un programme d’information et de sensibilisation du grand public sur les enjeux de la biodiversité et la préservation de la tranquillité des zones de compensation.

Comme l’a étudié Baptiste Regnery en 2013, le bilan des pertes et gains pour la biodiversité oblige à poser la question de l’équivalence écologique d’un point de vue temporel entre des zones défrichées de forêts anciennes comprenant des espèces caractéristiques avec faible capacité de dispersion et la compensation des peuplements de chênes verts et pubescents, qui mettront des décennies à atteindre la maturité des forêts détruites.


 

En tout cas, même si l’évaluation de l’impact de la loi de 2016 n’est pas encore possible, on peut présumer qu’elle ne changera pas fondamentalement l’application de la compensation écologique. Même si elle ne devrait plus être du seul ressort de la bonne volonté des maîtres d’ouvrage et de la connaissance du sujet des autorités environnementales, elle restera une construction locale d’ingénierie environnementale, administrative et technique. De plus, l’équivalence entre impact et compensation restera le fruit d’une acceptation sociale, non totalement reproductible d’un site à l’autre, même si cela reste la solution de facilité.


Encadré 2 : Défrichement et impacts résiduels des travaux du Grand Paris Express

Dans le cadre du Grand Paris Express et plus spécifiquement de la ligne 15 sud, une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées a été accordée par arrêté inter-préfectoral en 2016. La société du Grand Paris s’est engagée à un ensemble de mesures compensatoires aux impacts résiduels du projet dont par exemple :

  • la création d’une mare prairiale et la restauration d’autres mares dans le bois régional de la Célie (il est situé sur les communes d’Émerainville et de Pontault-Combault, à 2,5 km des impacts résiduels induits par le projet) pour compenser les impacts sur les amphibiens et les zones humides (habitats de reproduction),
  • la restauration de pelouses dans la forêt d’Étréchy (à 40 km du fuseau de la ligne 15 sud) pour compenser les impacts sur les insectes, la Linotte mélodieuse et autres oiseux par destruction de friches.

Or les espaces verts détruits, pour certains peu appropriés, offraient un ensemble de services écosystémiques et représentaient une aménité non négligeable pour les habitants du quartier et de la ville (notamment en terme esthétique), ainsi qu’une réserve de biodiversité. La restauration sur d’autres espaces, pas directement à proximité du site du projet, ne permettra plus cette jouissance immédiate de la « nature ». L’équivalence écologique est donc ici à interroger et à étudier plus finement pour comprendre ce qui est réellement perdu.

Plus spécifiquement sur les communes de Noisy-le-Grand et de Champs-sur-Marne, qui accueilleront une gare limitrophe du Grand Paris et qui s’engagent ainsi à un programme de densification de leur urbanisation sur les quartiers concernés et à la construction de 900 logements par an pendant la durée du contrat de développement territorial, le défrichement des boisements pour la SGP s’étend sur une superficie de 57 725 m². Des mesures locales ont été proposées (reboisement, valorisation des lisières et espaces boisés…) avec un fort volet paysager. Mais dans les représentations des habitants elles ne compensent la perte d’espaces verts, ni les impacts cumulés des différents projets sur la zone.


Qui bénéficie de la compensation écologique ?

Si le principe général de la compensation tel qu’il a été défini dans la loi sur la protection de la biodiversité est de préserver « la diversité au sein des espèces et entre espèces, la diversité des écosystèmes ainsi que les interactions entre les organismes vivants », il n’en demeure pas moins que selon les échelles d’analyse nous pouvons l’apprécier de manière différenciée. Ainsi une compensation située hors site du projet n’aura des effets sur un autre territoire et sur une autre population.

La compensation écologique tend à ignorer l’aspect humain, social et culturel. La conception de l’environnement est confinée à son acception écologique. Pourtant les parcs, les milieux humides urbains fournissent des bénéfices sociaux et économiques (services écosystémiques). La rupture introduite par une compensation hors site de leur potentielle destruction et de l’imperméabilisation a des conséquences sociales puisque le territoire « perdant » s’expose par exemple à une baisse de protection contre les inondations et ne peut plus bénéficier ni des avantages esthétiques, ni des opportunités récréatives offerts par ces espaces ouverts [BenDor et al, 2007] (cf. encadré 2).

Étang du bois de Grâce, Champs-sur-Marne. Un élément du patrimoine écologique,
apprécié des habitants pour ses fonctions paysagères et récréatives.
© J. Gobert

Des études tendent aussi à démontrer que les populations qui bénéficient de la revalorisation de certains milieux (quand la compensation ne peut se faire sur ou à proximité du site du projet) ne sont pas les mêmes que celles qui les perdent : ce qui a priori renforcerait les inégalités dans l’accès aux espaces naturels et se solderait par une perte définitive pour certains territoires, bien qu’aucune baisse du bien-être social global ne puisse être démontrée [Ruhl, Salzmann, 2006]. Le milieu recréé touche en outre un nombre moins important d’individus, car le milieu détruit qui était souvent en milieu urbain ou péri-urbain est fréquemment reconstitué dans un milieu rural, moins dense.

« Les populations qui bénéficient de la revalorisation de certains milieux ne sont pas toujours les mêmes que celles qui subissent les atteintes environnementales. »

« Bien commun » versus « Bien-être local » ?

Ces iniquités environnementales sont souvent ignorées et peu renseignées. Elles réinterrogent le principe d’absence de « perte nette », parce qu’elles minimisent les liens spatiaux. En fait elles recoupent la problématique des inégalités environnementales à deux niveaux : celui de l’accès aux aménités de l’ensemble des populations d’une part ; celui de l’impact différencié des mesures dites environnementales selon les populations. La préservation d’un « bien commun », celui de la biodiversité et de l’ensemble des services environnementaux, économiques et sociaux qu’elle apporte, par le biais des mesures de compensation (réhabilitation ou recréation de milieux), peut-elle se faire au détriment d’une jouissance locale d’espaces (ou)verts, détruits par certains projets ? S’il n’est pas question ici de remettre en cause l’impérieuse nécessité de protéger la biodiversité et d’en réparer les atteintes, il est nécessaire également de ne pas évacuer la question distributive et de l’intégrer dans les modes de faire des aménageurs, des opérateurs de biodiversité, des autorités environnementales et des collectivités.
D’où l’intérêt de se questionner et de définir :
  • la « population de référence » (population qui est impactée par un dommage ou un risque environnemental),
  • la « population bénéficiaire » de la compensation,
  • le « territoire de référence » (échelle spatiale la plus pertinente (d’un point de vue économique et/ou juridique) pour mener la réflexion sur la compensation en intégrant le projet et les compensations,
  • les données (écologiques, sociales et économiques), les outils aujourd’hui disponibles et ceux nécessaires dans l’avenir pour mieux appréhender ces enjeux redistributifs qui pourraient avoir des effets environnementaux négatifs pour certaines populations. Plus encore, outre une meilleure intelligibilité sur les conséquences environnementales et sociales des mesures compensatoires, il semble important d’avoir une vision intégrative du territoire d’impact des projets en lien avec celui où sont réalisées les mesures compensatoires ; ce que ne permet qu’en partie le registre géo-référencé des compensations créé par la loi.

 


Bibliographie

  • H. Levrel et al., Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement. Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Quae, 2015, 315 p.
  • C. Germaneau et al., « La compensation de la biodiversité ? Lorsqu’il n’y a pas d’autres solutions ! Principes comptables pour mettre en œuvre la séquence “éviter-réduire-compenser”, Cahier technique, 2012-01, Synergiz, 25 p

 

 

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